Déontologie : le médecin du travail doit-il dépister les drogues ?
L'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique sur le dépistage des toxicomanies par les médecins du travail ne fait pas l'unanimité. Claude Burlet, rapporteur de l'avis, et Christian Torres, médecin de prévention, opposent leurs arguments.
Dans son avis n° 114, intitulé " Usage de l'alcool, des drogues et toxicomanie en milieu de travail ", le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) a donné en mai dernier son feu vert à un dépistage médical des salariés par les médecins du travail, invitant ceux-ci à un renforcement de la prévention. Quelle est la justification de cette recommandation, voire de ce revirement ? Pourquoi l'avis passe-t-il si mal auprès des professionnels de la santé au travail ?
Claude Burlet : Nous avons eu tous les commentaires et toutes les interprétations possibles suite à la publication de notre avis, entre ceux qui estimaient que ce texte ouvrait largement au dépistage médical des salariés et ceux qui, au contraire, l'analysaient comme un encadrement renforcé. Sa lecture complète - c'est en tout cas notre volonté - renvoie à un encadrement très strict du " feu vert " de votre question. Dès le premier avis exprimé par le Comité d'éthique en 1989, des exceptions au " respect de la vie privée " avaient été considérées comme éthiquement acceptables dans certaines conditions. Dans l'avis de 2011, pour décrire ces conditions, nous avons tenu compte d'évolutions, notamment des concepts sécuritaires dans notre société, des règles contractuelles du commerce international ainsi que des tests de dépistage, qui ont connu des progrès technologiques.
Tous les professionnels de la santé au travail auditionnés nous ont fait part du " mal-être " et du " mal devenir " de leur mission. Des contraintes supplémentaires de dépistage et de suivi leur sont ajoutées par cet avis, alors qu'ils sont conscients de ne pas réaliser de façon optimale l'ensemble des tâches qui leur sont confiées. Cet état de fait relève de l'imprévoyance publique, voire de choix politiques. Conscients de cela, nous avons d'ailleurs fait quelques propositions pour améliorer l'attractivité de la spécialité médicale " médecine du travail ".
Christian Torres : Le " mal-être " des professionnels de la santé au travail ne peut se résumer à un excès de contraintes. Il existe un conflit éthique dans la question de l'aptitude en médecine du travail, qui n'est pas traité dans cet avis, ce qui explique la réaction des professionnels. Imaginons que ces tests soient réalisés systématiquement ou inopinément par le médecin du travail pour les postes de sécurité. Le praticien serait alors placé dans une relation de défiance vis-à-vis de la personne qu'il examine. C'est finalement la meilleure façon pour que ni les problèmes de santé du salarié, ni les problèmes de sécurité dans l'entreprise ne soient traités. C'est cette question de la position déontologique du médecin du travail qui est au coeur du débat et qui n'a pas été intégrée dans l'avis. Par exemple, la SNCF est évoquée dans ce document. Or, justement, le Conseil d'Etat s'est prononcé sur cette question de l'aptitude sécuritaire dans cette entreprise, il a estimé que le rôle du médecin du travail était exclusivement préventif et qu'il existait un régime d'incompatibilité entre les fonctions de médecine du travail et de médecine d'aptitude. En somme, l'avis paraît, comme le souligne le Dr Burlet, plutôt justifié par des considérations sécuritaires et économiques et néglige certains fondements déontologiques, réglementaires et scientifiques. C'est pourquoi le Syndicat national des professionnels de la santé au travail demande que le CCNE s'autosaisisse pour reconsidérer cette question.
L'évolution de la consommation d'alcool, de drogues ou de produits psychotropes légaux sur le lieu de travail n'est-elle pas en partie la conséquence de l'intensification du travail et des nouveaux modes d'organisation, lesquels malmènent la santé psychique des salariés et dégradent les rapports sociaux ? Dès lors, quelle politique de prévention faudrait-il promouvoir et quel rôle devraient y jouer les services de santé au travail ?
C. T. : Les effets de l'intensification et des nouveaux modes d'organisation du travail ont été bien décrits. Ils sont regroupés dans un trépied symptomatique où l'on retrouve une impossibilité de pouvoir maintenir un travail de qualité, une montée des conflits interpersonnels et celle des atteintes à la santé (troubles musculo-squelettiques, dépression, addictions...). Dans ce contexte, la consommation de substances psychotropes peut être un des moyens utilisés par les salariés pour lutter contre le stress et l'anxiété liés à la situation qui leur est réservée dans le travail. L'activité médicale de prévention dans ce domaine passe certes par l'abord de la question de l'usage du produit, mais simultanément et essentiellement par un soutien à l'élaboration de la réflexion du salarié, afin de rechercher ce qui fait obstacle à son développement dans son travail. Il s'agit là d'une approche clinique. Cette activité clinique n'est possible que si le cadre de l'examen respecte l'autonomie du salarié. Or ce qui est préconisé par l'avis n° 114, c'est précisément l'inverse. En recommandant de confier au médecin du travail la pratique de tels dépistages, le CCNE a pris le risque d'altérer la confiance indispensable à la relation clinique et ainsi d'induire des réactions de méfiance et de dissimulation de la part des salariés. De ce point de vue, la proposition du CCNE est contre-productive.
C. B. : Notre réflexion s'est déroulée en même temps que le débat parlementaire sur la création des services de santé au travail, et nous avons lu les réactions des différentes communautés regroupant les médecins du travail en réponse aux différentes propositions parlementaires. Nous avons à cette occasion bien compris que ce qui pose problème, c'est la double mission du médecin du travail : la surveillance de la santé du salarié, mais aussi son rôle de médecin-conseil de l'entreprise, et donc d'acteur des mesures préventives en milieu de travail. C'est dans ce registre que nous avons souhaité la mise en place de ces procédures préventives en concertation avec tous les acteurs de l'entreprise et leurs représentants. Ce qui est en cause, ce sont les collègues de travail, les clients de l'entreprise. Nous avons choisi de transgresser le principe d'autonomie dans le souci de protéger l'intégrité d'autrui. Nous pensons respecter la relation clinique en souhaitant le dépistage inopiné, sans signe d'appel, sur des salariés prévenus dans leur contrat de travail qu'ils occupent des postes de sûreté et de sécurité. On peut prendre comme exemple les contrôles effectués à l'aéroport Schiphol d'Amsterdam, auxquels sont soumis, quelle que soit la compagnie aérienne, les équipages d'avion (commandant, second, hôtesse de l'air, steward) : on ne voit pas dans ce cas quel pourrait être le trouble de la relation singulière médecin/salarié. Nous avons souhaité confier la responsabilité de ces tests inopinés de dépistage des drogues illicites à un médecin pour plusieurs raisons : il est soumis au code de déontologie ; la pratique des tests de dépistage nécessite une formation qu'il est capable de délivrer ; l'interprétation des résultats positifs doit être éclaircie par un interrogatoire médical.
L'avis n° 114 du Comité consultatif national d'éthique, intitulé " Usage de l'alcool, des drogues et toxicomanie en milieu de travail. Enjeux éthiques liés à leurs risques et à leur détection " et rendu public le 19 mai dernier, est consultable sur www.ccne-ethique.fr