Un médecin du travail peut-il attester des méfaits du travail sur la santé ?
Trois médecins du travail sont poursuivis par des employeurs devant le Conseil de l'ordre pour avoir manqué à la déontologie. Intimidation ? Les Drs François-Xavier Ley, du Conseil de l'ordre, et Gérard Lucas, du syndicat SNPST, en débattent.
Des employeurs poursuivent trois médecins du travail devant le Conseil de l'ordre pour avoir attesté de l'effet des mauvaises conditions de travail sur la santé. Ce qui a suscité un large mouvement d'indignation. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Gérard Lucas : La prise en compte des risques psychosociaux par les employeurs dans les pratiques managériales est souvent différée ou négligée. Des médecins du travail se sont donné des outils cliniques pour identifier des liens entre des éléments de l'organisation du travail et les effets sur la santé des salariés. Leurs constats, du fait de l'absence de possibilité réelle de reconnaissance en maladie professionnelle, sont utilisés par les travailleurs qui s'estiment victimes, devant les autorités de tutelle ou la juridiction prud'homale. Les conséquences financières, et parfois d'image, poussent les employeurs à contester devant le Conseil de l'ordre les écrits des médecins du travail, sur la forme, à défaut de le faire sur le fond. Cette procédure est ouverte pour les chefs d'entreprise depuis 2007, mais elle entraîne déjà des autocensures chez les médecins du travail, intimidés malgré l'absence finale de condamnation. Le dépôt de ces plaintes, en peu de temps, concernant des médecins engagés dans ces démarches cliniques, donne l'impression qu'il s'agit d'une offensive organisée. Face à l'ampleur des risques psychosociaux dans un contexte de crise, cette utilisation judiciaire de la déontologie apparaît comme un prétexte pour en dénier les effets pathologiques. D'où l'indignation.
François-Xavier Ley : Il convient tout d'abord de relativiser l'importance du buzz qui s'est ensuivi ! Sur les trois dernières années, les CDPI [chambres disciplinaires de première instance, NDLR], adossées aux conseils régionaux de l'Ordre des médecins, ont eu à traiter 872 plaintes de toutes origines, médecins, patients, agences régionales de santé... Parmi celles-ci, nous relevons 13 plaintes à l'encontre de médecins du travail, détaillées ainsi : une plainte d'un médecin généraliste, 9 de salariés et 3 d'employeurs. Il convient donc de resituer ces chiffres dans le contexte et de ne s'exprimer qu'en connaissant parfaitement les dossiers. Combien, parmi ces indignés, ne se sont exprimés qu'à partir du buzz, sans connaître le fond de ces rares dossiers ? On ne peut donc parler de dérive, ni d'offensive organisée de la part des employeurs. Laissons aux CDPI leur indépendance de jugement quant au bien-fondé ou non des plaintes qui leur parviennent. Je rappelle que ces instances sont présidées par un magistrat du tribunal administratif depuis la réforme de 2007.
Derrière cette affaire, n'est-ce pas la capacité des médecins du travail à attester des effets des conditions de travail sur la santé qui est mise en cause par des employeurs ? Le Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom) ne devrait-il pas corriger sa position, définie dans un rapport de 2006, qui interdit au médecin du travail d'attester d'une relation causale entre les difficultés professionnelles et l'état de santé ?
F.-X. L. : Le rapport de 2006 est obsolète. Il a été remplacé en 2011 par un rapport du Dr Faroudja, consultable sur le site du Cnom. Celui-ci rappelle des règles simples : le certificat médical est un acte majeur qui engage la responsabilité du médecin ; il faut parfois savoir refuser ou s'accorder un temps de réflexion et aucun tiers ne doit être mis en cause car cela n'est pas un acte médical mais déjà un jugement, lequel doit être laissé aux instances ad hoc. Sur le fond, je voudrais relativiser le poids de l'attestation ou du certificat : ce n'est qu'une formule personnelle destinée à un salarié, pour attester d'une "pathologie" diagnostiquée lors d'entretiens médico-professionnels ! Avant cet acte, le médecin du travail a d'autres moyens d'alerter les employeurs. Devant le CHSCT, pour les entreprises qui en sont pourvues, il doit s'exprimer sur ses constats en présence du chef d'entreprise et des représentants des salariés. Dans les PME, PMI et TPE, c'est la négociation directe avec l'employeur qui doit prévaloir. Bien sûr, cela suppose un certain courage et la pratique de la négociation, voire parfois de la confrontation ! Sans oublier que le consentement du salarié est un préalable indispensable à la défense de ce dernier.
Le médecin du travail ne doit pas se défausser de ce rôle direct de conseiller et de négociateur par un certificat descriptif en phase terminale d'une souffrance, en laissant traiter le problème par la justice et les avocats.
G. L. : Je peux attester que nombre de confrères aimeraient beaucoup pouvoir échanger avec les employeurs à propos de la réalité de l'organisation du travail dans leur entreprise, des conséquences de celle-ci sur la santé des salariés et des améliorations qu'il faudrait apporter. Mais c'est quand même plus souvent les employeurs qui fuient le débat avec le médecin du travail que l'inverse ! Cela étant, le respect du secret médical et la complexité des questions de souffrance psychique liées à l'organisation du travail constituent des écueils qui ne doivent pas dispenser le médecin d'agir. Ce ne serait pas éthique. Et nous attendons de l'Ordre qu'il soutienne les initiatives d'explication médico-professionnelle plutôt qu'il ne les bride par des restrictions formelles, non strictement déontologiques, et par la prise en compte de plaintes malveillantes. La communication du Cnom de 2011 ne change, hélas, rien au rapport de 2006. L'utilisation réglementaire ou judiciaire, par les patients, des diagnostics médicaux argumentés ne doit pas être un frein à leur élaboration, surtout quand ces écrits ont une capacité de reconnaissance thérapeutique.
Plusieurs analyses considèrent que les écrits des médecins du travail relèvent de leur spécialité professionnelle, validée entre pairs et encadrée par la Haute Autorité de santé, et devraient échapper au jugement de l'Ordre. Partagez-vous ce point de vue ?
G. L. : Oui, il paraît évident que les diagnostics cliniques et étiologiques des liens entre santé et travail relèvent de la spécialité professionnelle de médecine du travail. En dehors des dérives déontologiques qui portent atteinte à la santé de patients, le jugement de la pertinence de leur contenu ne doit pas relever de l'Ordre des médecins, mais au moins de trois autres domaines : des références professionnelles discutées entre pairs ; des concertations avec les partenaires sociaux ; enfin, des contentieux réglementaires, conventionnels ou civils. En santé au travail, la contribution professionnelle est essentielle pour établir la validité scientifique du diagnostic ou des arguments. A côté du savoir établi et de la recherche universitaire, l'analyse des pratiques professionnelles entre médecins du travail et les tentatives pour les améliorer sont une clé de la pertinence desdites pratiques et des avis, si elles sont ouvertes et rendues compréhensibles et visibles pour les partenaires professionnels et sociaux. Le dispositif de développement professionnel continu pourrait être, avec la Haute Autorité de santé, un moteur s'il développe une dynamique et ne reste pas formaliste.
F.-X. L. : C'est évident ! La médecine du travail est, comme les autres spécialités, basée sur les données acquises de la science. La juridiction ordinale n'est pas là pour traiter de cela, elle n'a pas un rôle d'expert médical mais juge de la conformité du comportement du médecin à la déontologie et à l'éthique. Les non-médecins - dont les salariés ou les employeurs - ne peuvent comprendre qu'un professionnel sorte de son rôle d'expert médical pour s'ériger en "juge" ou s'impliquer affectivement, personnellement : il doit rester un scientifique qui constate, décrit et agit dans le cadre des missions qui lui sont confiées !
Certaines voix proposent d'interdire aux employeurs de pouvoir porter plainte contre les médecins du travail devant le Conseil de l'ordre, car cela fait peser une menace sur leur indépendance professionnelle. D'autres, qu'il soit mis fin à la procédure de conciliation, qui peut aller à l'encontre de la déontologie et du secret médical. Qu'en pensez-vous ?
F.-X. L. : Si d'aucuns ont défendu le principe de l'indépendance professionnelle des médecins, ce sont bien les membres de l'Ordre, qui ont insisté pour que cette notion fondamentale soit rappelée dans les décrets de la réforme. C'est pourquoi la capacité du médecin du travail de répondre en toutes circonstances de ses actes en cas de plainte est indissociable de son indépendance professionnelle. La procédure de conciliation préalable avant toute transmission de plainte aux CDPI est obligatoire du fait des textes législatifs. Nous avons constaté son bénéfice : elle permet de désamorcer les conflits dans les deux tiers des cas. La procédure disciplinaire est écrite, ainsi le problème du secret médical est un faux problème, puisque toutes les parties doivent avoir accès à l'intégralité du dossier, certificat médical compris. Ensuite, en CDPI, le médecin est entendu par des confrères qui ne sont pas novices en matière de santé au travail et savent faire la part des choses lors des plaidoiries. En outre, sur quels arguments les médecins du travail pourraient-ils demander un traitement particulier par rapport aux autres spécialités médicales ? On ne peut donc interdire une saisine de la juridiction ordinale par les employeurs ; les associations de patients et les syndicats y ont droit, en foi de quoi la Haute Juridiction aurait tôt fait de nous rappeler le principe constitutionnel de l'égalité des citoyens devant la loi.
G. L. : La chambre disciplinaire de première instance, pour les médecins comme pour les autres professions de santé, n'est pas une juridiction civile mais une juridiction professionnelle. Répétons-le, rien n'empêche l'employeur de signaler une suspicion de non-déontologie. Mais il revient à l'organisme judiciaire professionnel d'examiner la recevabilité de la plainte en restant dans ses compétences éthiques et déontologiques, pour, après un indispensable échange confraternel avec le médecin du travail, soit confirmer une transgression avec suite disciplinaire, soit infirmer et ne pas donner suite. Une conciliation devant l'Ordre entre le professionnel de santé et l'employeur reste inappropriée, car ce dernier ne représente pas le salarié et n'intervient pas pour la préservation de sa santé. De plus, ce mode de confrontation est un risque pour le secret médical et l'indépendance professionnelle. Les concertations entreprises/médecins sont souhaitables et possibles dans des conditions réglementaires cadrées par le droit du travail et les désaccords relèvent de contentieux civils ou administratifs.