Le médecin du travail qui défendait l'amiante
Les victimes de l'amiante demandent la récusation des juges d'instruction dans le dossier de l'usine Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau (Calvados). En cause, une expertise judiciaire sur le rôle du médecin du travail qui défendait l'usage du matériau cancérogène.
Le bras de fer continue entre les victimes de l'amiante et les juges d'instruction du pôle judiciaire de santé publique de Paris. Dernier épisode en date, l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) a déposé une requête en récusation des magistrats dans le dossier emblématique de Condé-sur-Noireau (Calvados), à la suite des révélations publiées le 19 février par le site Mediapart1 . L'association considère, dans un communiqué du 20 février, qu'"il est maintenant évident que cette instruction a été menée exclusivement à décharge, que les magistrats du pôle judiciaire de santé publique se sont ingéniés à détricoter toutes les charges qui pesaient sur les principaux protagonistes de l'affaire".
Mediapart a en effet mené l'enquête sur une expertise judiciaire relative à l'action du Dr Claude Raffaelli, ancien médecin du travail de l'usine de transformation d'amiante Ferodo-Valeo à Condé-sur-Noireau. Mis en examen en 2007 pour blessures et homicides involontaires et non-assistance à personne en péril, ce praticien a été placé dix ans plus tard sous le simple statut de témoin assisté, à la suite de cette expertise. Les victimes de l'amiante et les juges ont une analyse divergente du contenu du rapport d'expertise de 250 pages, commenté par Mediapart.
"Carences flagrantes"
Santé & Travail a pu consulter une note d'observations sur le rapport que les avocats de l'Andeva ont adressé le 16 novembre dernier à la juge d'instruction Fabienne Bernard, et on peut y lire que "si les éléments du rapport d'expertise qui décrivent le rôle du Dr Raffaelli en prévention secondaire (suivi médical et dépistage des maladies professionnelles) et tertiaire (maintien dans l'emploi des salariés présentant une atteinte liée à l'amiante) peuvent prêter à discussion, en ce qui concerne la prévention primaire, les carences sont flagrantes". Le texte énumère plusieurs manquements aux obligations des médecins du travail, telle l'inexistence des documents obligatoires de prévention (fiches d'entreprise, registre spécial des expositions), la mauvaise tenue des dossiers médicaux quant à l'exposition à l'amiante, le déficit d'information des salariés, ou encore l'absence d'alerte auprès des représentants du personnel. Manifestement, ces observations n'ont pas été prises en compte par les juges.
Nos confrères de Mediapart ont aussi révélé les échanges de courrier entre le Dr Raffaelli et le professeur de médecine du travail Patrick Brochard, alors membres du Comité permanent amiante (CPA), organe de lobbying des industriels. En 1991, le Pr Brochard soumet pour avis à son confrère un projet d'article sur l'insuffisance de l'usage contrôlé de l'amiante pour prévenir l'apparition de pathologies chez les ouvriers du bâtiment. Trois fois, le Dr Raffaelli le dissuade de publier son texte. Dénigrer l'amiante, écrit-il dans un courrier dévoilé par Mediapart"c'est se voir poser des questions précises sur le bilan : qui n'a pas agi, à tel ou tel niveau, celui des utilisateurs par exemple, et pourquoi ? Les médecins comme d'autres au sein du CPA auront à répondre". Une drôle de conception de la mission du médecin du travail.
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"Amiante : les écrits accablants du médecin clé qui ne sera pas jugé", par Eliane Patriarca.