La médecine du travail cible du patronat
Trop autonomes, trop centrés sur la santé des salariés plutôt que sur l'intérêt de leur service interentreprises et de ses clients... les médecins du travail sont plus que jamais, depuis vingt-cinq ans, dans la ligne de mire du patronat, et notamment celui de leur secteur.
Des travaux historiques récents ont montré l'importance des groupes d'intérêt patronaux dans l'institutionnalisation de la médecine du travail autour de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que dans les négociations paritaires sur les maladies professionnelles. Le rôle des employeurs au sein des services de médecine du travail, dont ils sont gestionnaires dans la grande majorité des cas, est en revanche moins connu. L'étude d'archives inédites couvrant une période allant des années 1970 à aujourd'hui permet de remettre en question l'idée d'une bienveillante neutralité, notamment vis-à-vis des médecins du travail. Parce qu'ils sont trop autonomes et trop centrés sur la santé du salarié plutôt que sur la gestion des risques juridiques encourus par l'employeur, les médecins du travail ont été la cible du patronat des services de prévention.
" Moins de médecins, plus d'infirmières "...
Ainsi, en 1987, les dirigeants du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (Cisme), association qui regroupe les responsables de services interentreprises (voir encadré ci-dessous), publient un rapport d'une trentaine de pages intitulé L'avenir de la médecine du travail. Ils y détaillent les grandes orientations politiques qu'ils souhaitent prendre dans les vingt prochaines années. Le document préconise plusieurs modifications des services. A commencer par un changement de nom : la " santé au travail " remplacerait la " médecine du travail ". Utilisant le mouvement général entamé vers la pluridisciplinarité en matière de prévention, les auteurs prônent également une " démédicalisation " pour s'éloigner d'un modèle " pathologiste ", où " la médecine du travail est considérée comme un enjeu social plus que technique ". Ils disent vouloir " proposer un service : plus global (la santé) ; à la carte ; plus flexible ; comprenant plus d'options ; mais composé de : moins de médecins ; plus d'infirmières ; plus d'ergonomes ; plus de service social ". Le texte se termine par un plan d'action succinct pour les années à venir, rédigé en style télégraphique : " Comment le Cisme qui a vécu dans la dualité ambiguë entreprises/médecins va pouvoir prendre en charge le souci des entreprises : par un remodelage et non un sabordage. "
C'est dans les années 2000 que cette politique de remodelage est véritablement mise en oeuvre par les responsables de service. Et ce à l'aide de trois outils principaux, qu'ils empruntent aux méthodes managériales de " conduite du changement " élaborées dans les entreprises privées.
Ecarts avec la réglementation
En premier lieu, ils tentent de précéder le droit pour peser sur sa forme future. Les services sont ainsi poussés à faire des " expérimentations " sur la division du travail, consistant avant tout à faire exécuter par des professionnels tels que des infirmiers et des assistants une partie des tâches qui sont, selon la réglementation, du ressort des médecins du travail.
Par ailleurs, le Cisme met en place, à partir de 2004, une démarche qualité intitulée " démarche de progrès ". L'organisation élabore un référentiel de " bonnes pratiques " par rapport auquel les services et leurs salariés doivent s'autoévaluer. Les pratiques érigées en modèles sont souvent assez loin de la réglementation existante, impliquant par exemple l'offre de nouvelles prestations de conseil ou la modification de l'organisation du travail dans les services pour que le médecin n'en soit plus au centre. Derrière ce projet, il y a un homme, Jacques Texier, administrateur du Cisme qui en devient président en 2007, pionnier de la normalisation ISO et de la certification sur la scène économique française.
Troisième levier : les journées annuelles et autres colloques organisés par le Cisme, qui sont l'occasion de remettre en question l'évidence de la division du travail dans les services. En transformant les métiers, c'est la mission des services qui est redéfinie. En 2001, l'argumentaire du congrès pose entre autres questions : " Existe-t-il des tâches aujourd'hui effectuées qui pourraient être supprimées car considérées comme inutiles ou "dépassées" ? [...] Existe-t-il des tâches aujourd'hui effectuées qui pourraient être confiées à d'autres acteurs mieux qualifiés ? " Le congrès de 2007 approfondit ce mouvement, puisque ses deux axes essentiels sont la délégation et le transfert des tâches des médecins vers d'autres professionnels.
Se positionner sur le marché du conseil
Pour quelles raisons l'organisation patronale a-t-elle soutenu une telle politique ? On peut émettre plusieurs hypothèses : volonté de substituer aux médecins du travail des salariés moins protégés et moins payés (alors même que la cotisation forfaitaire par salarié reste la même) ; volonté de transformer les services de prévention en " départements hygiène et sécurité " interentreprises, chargés d'abord de gérer le risque juridique et économique encouru par l'employeur en cas de sinistre ; volonté, enfin, de se positionner sur le marché concurrentiel de la consultance, par l'offre de " prestations de prévention " tarifées en plus du service rendu dans le cadre réglementaire.
Soulignons que des dissensions existent au sein du patronat français autour de la démédicalisation. Ainsi, lorsque le Medef propose en 2000 de confier la surveillance médicale à des médecins de ville, les employeurs du Cisme défendent un temps le caractère indispensable des médecins du travail, par crainte que les services ne disparaissent. L'épisode illustre le fait qu'il existe un patronat de la médecine du travail aux intérêts spécifiques, distincts de ceux des autres employeurs, qui pour leur part se plaignent de la cotisation obligatoire aux services.
Enfin, les confédérations syndicales et les salariés des services se sont-ils opposés à cette évolution ? Il semblerait que la polysémie de l'expression " santé au travail " ait en partie masqué l'ambiguïté des motivations patronales, et donc affaibli les stratégies de résistance des principaux concernés. S'il y a un consensus sur la nécessité d'une approche pluridisciplinaire en termes de santé au travail, il faut veiller à cerner les sens différents que chacune des parties met derrière cette expression.
" La médecine du travail sans les médecins ? Une action patronale de longue haleine (1971-2010) ", par Pascal Marichalar, Politix n° 91, octobre 2010.
La santé au travail. 1880-2006, par Stéphane Buzzi, Jean-Claude Devinck et Paul-André Rosental, coll. Repères, La Découverte, 2006.
" Les enjeux de l'ouverture pluridisciplinaire des services de santé au travail : l'exemple de la prévention des risques psychosociaux ", par Blandine Barlet, communication au colloque " Organisation, gestion productive et santé au travail ", Rouen, décembre 2010. Texte accessible via le site www.univ-rouen.fr