Médecine du travail : l’inquiétude face au projet de décret
La présentation du projet de décret précisant la réforme de la médecine du travail votée dans la loi El Khomri, et qui doit entrer en vigueur le 1er janvier, a ravivé les inquiétudes des professionnels de la santé au travail et des organisations syndicales.
La visite médicale chez le médecin du travail ne devrait plus avoir lieu que tous les cinq ans, contre deux actuellement. C’est l’une des dispositions phares du projet de décret qui a été présenté aux partenaires sociaux et aux représentants des professionnels de la santé au travail, le 19 novembre, au cours d’une réunion à la direction générale du Travail (DGT) et qui devrait être débattu au Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) début décembre. Ce texte précise les termes de la mise en application, au 1er janvier 2017, de l’article 102 de la loi travail du 8 août dernier. Il ne change en rien l’esprit de la loi, il le renforce simplement. Mais il a ravivé les craintes de la profession face à cette réforme.
Pour le Dr Alain Carré, de la CGT, « ce passage à cinq ans est une disposition malveillante qui risque de détruire la surveillance médicale car elle ne permettra plus au praticien d’apprécier la situation du salarié ». Certes, la visite à cinq ans concerne les travailleurs qui ne sont pas soumis à des risques particuliers, mais, déplore le Dr Carré, « avec les risques organisationnels qui impactent tout le monde du travail et qui débouchent sur les TMS [troubles musculo-squelettiques] et la souffrance psychique, c’est tout un pan du rôle de prévention primaire du médecin du travail qui sera amputé ». Et puis, « comment voulez-vous établir un climat de confiance avec les salariés si vous ne les voyez jamais ? », questionne-t-il.
L’aptitude pour les postes à risque : une « ineptie »
Même tonalité critique du côté du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), dont le secrétaire général, Jean-Michel Sterdyniak, conteste la philosophie de la réforme, « trop ancrée du côté de la sélection, du contrôle et de l’adaptation de l’homme au travail ». « C’est l’équipe médicale qui devrait définir le rythme des visites et la nature du suivi, estime-t-il. Nous sommes opposés à la distinction entre les postes à risque et les autres. Certes, la multiplication des visites médicales ne garantit en rien l’efficacité de la prévention, mais c’est en fonction de l’état de santé d’un salarié et de la nature des expositions que le médecin du travail peut décider de ce qu’il convient de faire, en concertation avec lui. » Mais, par-dessous tout, le SNPST considère que le maintien de la détermination de l’aptitude pour des postes à risque est une hérésie. « Comment peut-on dire qu’un salarié est apte à être exposé à l’amiante ? On aurait pu espérer mettre fin à cette ineptie ; ces textes renforcent cette philosophie contraire à la prévention », dénonce Jean-Michel Sterdyniak.
Mieux protéger l’équipe pluridisciplinaire
« La réforme est présentée habilement, comme une solution face à la pénurie de médecins du travail : on leur propose de devenir chef d’une équipe pluridisciplinaire à qui on confierait seulement les cas difficiles, analyse Bernard Salengro, secrétaire national confédéral en charge de la santé au travail à la CFE-CGC. Sauf que dans la réalité des services interentreprises de santé au travail, la direction patronale ne va pas forcément dans le sens de ce qu’il faudrait faire du strict point de vue de la santé. Cette réforme est passée à côté d’une vraie gestion paritaire des services. »
Si les membres de l’équipe pluridisciplinaire de santé au travail voient leur rôle renforcé, « ils ne bénéficient pas de la protection qui est celle des médecins, plus difficiles à licencier qu’un salarié “ordinaire”, et seront de fait davantage soumis aux pressions des directions d’entreprise », prévient Bernard Salengro. Par ailleurs, les défenseurs des professionnels de la santé au travail souhaiteraient que les décrets reconnaissent une nécessaire formation diplômante en santé au travail des infirmiers, qui réaliseront la plupart des visites « d’information et de prévention », obligatoires tous les cinq ans dans la plupart des cas, sauf pour les travailleurs handicapés ou de nuit, notamment, et ceux exerçant des métiers dits « à risque ».
Suivi des intérimaires : un texte « bâclé »
Pour la Dre Marie Pascual, de la CFDT, « ce texte réglementaire est bâclé et comporte certaines contradictions, comme, par exemple, sur le suivi médical des intérimaires exposés à des risques. Dans un paragraphe, cette surveillance est confiée au médecin de l’entreprise utilisatrice, mais, dans un autre paragraphe du même texte, il est à la charge du médecin de l’entreprise de travail temporaire ». Le décret, soutient-elle, aurait dû apporter des réponses concrètes et consistantes au difficile suivi des travailleurs précaires. « On en est très loin », regrette-t-elle.
Pour la majorité des organisations syndicales de salariés et des professionnels de la santé au travail, le point le plus contestable de la réforme demeure toutefois les nouvelles modalités de contestation des avis médicaux du médecin du travail (aptitude et inaptitude). Le recours devant le conseil de prud’hommes, qui remplace désormais l’intervention du tandem formé par l’inspecteur du travail et le médecin-inspecteur du travail, apparaît comme un recul considérable. Il est en effet laissé à l’appréciation d’experts judiciaires qui ne connaissent pas le monde du travail et qui n’auront ni les moyens ni la compétence pour évaluer les situations particulières. Une évolution contraire à la politique de maintien dans l’emploi.
Approche individualisée
Myriam El Khomri a, elle, vanté cet article de sa loi, le 23 novembre, lors de son discours d’ouverture de la journée consacrée à la présentation de l’étude prospective « Travailler en bonne santé en 2040 »1. Le texte « permettra un suivi à la fois universel et mieux ciblé », a assuré la ministre du Travail; et donc de passer d’une approche collective de la protection des salariés à une approche individualisée, rendue nécessaire par les évolutions à venir du marché du travail, avec une augmentation du statut d’indépendant mais aussi des contrats courts. Selon l’étude de l’INRS, à l’horizon 2040, les travailleurs connaîtront moins de pénibilité physique du fait de l’accentuation de l’automatisation, qui évitera notamment le port de charges lourdes. En revanche, ils seront davantage exposés aux risques psychosociaux.
1. Cette étude a été réalisée par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), en partenariat avec l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), l’Aract Rhône-Alpes, la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares), la direction des Risques professionnels de la Caisse nationale d’assurance maladie et France stratégie.