Les médecins bientôt protégés face aux plaintes des employeurs devant l'Ordre ?

par Rozenn Le Saint / 12 octobre 2015

Suite au rejet d’un amendement au projet de loi de santé visant à interdire aux employeurs la possibilité de poursuivre des médecins du travail devant le Conseil de l’ordre, la ministre de la Santé a néanmoins reconnu que la question du secret médical se posait et a ouvert une petite porte à une modification réglementaire.

C’est une lueur d’espoir pour les défenseurs de l’indépendance de la médecine du travail. Lors de la discussion au Sénat du projet de loi de santé, voté le 6 octobre dernier, la ministre de la Santé, Marisol Touraine, a proposé d’étudier la légitimité des plaintes engagées devant les conseils de l’ordre par des employeurs à l’encontre de médecins du travail ou d’autres spécialités ayant à voir avec la santé au travail. Alors que ces plaintes se multiplient, plusieurs sénateurs avaient déposé un amendement au projet de loi de santé, visant à interdire l’accès à ce type de procédures aux employeurs au nom de la défense de l’indépendance des médecins du travail. « On estime qu'il y a probablement 100 à 200 plaintes annuelles d’employeurs contre des médecins », a regretté la sénatrice écologiste de Seine-Saint-Denis, Aline Archimbaud, auteur de l’amendement.

« Notre amendement tend donc à instituer une garantie supplémentaire de l’indépendance du médecin du travail, a précisé Dominique Watrin, sénateur communiste du Pas-de-Calais. En effet, il se trouve que des employeurs, profitant du flou du Code de la santé publique, n’ont pas hésité à porter plainte auprès du Conseil de l’ordre des médecins pour faire sanctionner des médecins du travail, coupables à leurs yeux d’établir un lien de causalité entre conditions de travail et maladie. Il s’agit là d’une remise en cause manifeste de l’indépendance des médecins du travail, que le législateur ne peut tolérer ».

Si Marisol Touraine a souhaité que cet amendement soit retiré et émis un avis défavorable pour des motifs constitutionnels, elle a aussi fait savoir qu'une réflexion était en cours pour revoir l’article R. 4126-1 du Code de la santé publique, modifié par décret en 2007. Selon l’Ordre des médecins, la nouvelle rédaction de cet article autoriserait aujourd’hui des employeurs à le saisir contre des médecins du travail, dès lors qu’ils attestent auprès de salariés d’un lien entre leur santé et leur travail. A ce sujet, la ministre de la Santé a admis que « la question du secret médical [lui semblait] sensible ». Le message transmis par une lettre ouverte à la ministre en mars dernier, dans laquelle ce problème était pointé, a donc été reçu.

La crainte de la CEDH

« Elle a rejeté l’amendement pour ne pas contrarier les employeurs mais elle ne peut nier l’évidence du secret médical rompu par cette possibilité », analyse Alain Carré, vice-président du syndicat CGT des médecins du travail des industries électriques et gazières. Selon le syndicaliste, la ministre craindrait également une saisine de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui pourrait invalider l’interprétation actuelle du décret.

Marisol Touraine a également annoncé avoir saisi le Conseil de l’ordre et lui avoir demandé d’établir « un état précis des recours portés devant lui, en indiquant la proportion des recours émanant d’employeurs ». « Si, au regard de l’analyse que nous mènerons alors, des modifications réglementaires apparaissent nécessaires, elles pourront tout à fait être proposées », a-t-elle énoncé. « Sauf que 60 % des plaintes d’employeurs envoyés à l’Ordre des médecins se terminent par une conciliation. Or l’Ordre des médecins ne donne jamais de chiffres qui rendent compte des conciliations, ils sont donc faussés », estime un fin connaisseur du dossier. Des conciliations où justement les praticiens, confrontés aux employeurs, sont amenés à traiter du dossier de leurs patients, et donc à rompre le secret médical. Pour Alain Carré, « la possibilité d’une instruction secrète, qui échapperait à la partie plaignante, et donc à l’employeur », pourrait être envisagée par la ministre. Une chose est sûre, son cabinet planche sur le sujet mais n’a pas répondu à nos questions.

AIR FRANCE : ET LA SANTÉ DES NAVIGANTS ?

Perform, le nouveau pacte de compétitivité proposé par la direction d’Air France à ses salariés prévoit entre autres d’allonger les temps de vol des personnels navigants. Ceux sur moyens courriers seraient davantage sollicités que ceux sur longs courriers. La direction d’Air France souhaiterait également obtenir plus de souplesse concernant l’organisation de leurs plannings. A relire notre dossier du numéro de juillet, consacré aux troubles du sommeil, une telle décision pourrait avoir de lourdes répercussions pour les salariés, selon la manière dont elle est appliquée.

Par l’intermédiaire de troubles du sommeil ou plus directement, les horaires atypiques auxquels sont confrontés les personnels navigants sont en effet susceptibles de dégrader leur santé et leurs performances cognitives, en perturbant leurs rythmes biologiques, comme l’indique Philippe Cabon, chercheur au Laboratoire adaptations-travail-individus (Lati), à l’université Paris-Descartes, dans un article de ce dossier. Par ailleurs, l’organisation actuelle des horaires de vol à Air France est déjà au cœur d’un débat entre les partenaires sociaux concernant ses effets sur le sommeil et la santé, comme le montre l’enquête que nous y avons mené. Il n’est malheureusement pas sûr que ces questions émergent dans le conflit en cours sur le projet Perform.

​​​​​​​A LIRE AILLEURS SUR LE WEB
  • L’étude (en anglais) sur l’exposition à des facteurs de risques psychosociaux (RPS) et le premier épisode dépressif sur le site de la revue International archives of occupational and environmental health, qui montre que les effets sur la santé mentale sont réduits après un retrait de l’exposition aux RPS pendant deux ans.