Des médecins du travail critiques sur la réforme à venir
La proposition de loi visant à réformer la santé au travail, déposée par des députées de la majorité le 23 décembre dernier, fait débat. Notre magazine inaugure une série d’analyses sur ce texte avec les réactions plutôt négatives des médecins du travail.
L’accord national interprofessionnel (ANI) sur la santé au travail, conclu le 9 décembre sur la base d’un projet initial du patronat, a finalement été signé par l’ensemble des confédérations syndicales, hormis la CGT. Dans la foulée de ces négociations, deux députées de la République en marche, Charlotte Parmentier-Lecocq (Nord) et Carole Grandjean (Meurthe-et-Moselle), ont déposé la veille de Noël une proposition de loi (PPL) pour « renforcer la prévention en santé au travail ». Ce texte, qui devrait être débattu au parlement à partir de février, reprend en grande partie l’esprit et la lettre de l’ANI de décembre. Au grand dam de nombreux médecins du travail, qui n’y voient aucune avancée notable pour la prévention des risques professionnels, quand ils ne craignent pas une régression sans précédent pour la protection des salariés.
Le patronat garde la main
« Je suis écœuré par ce texte qui ne va en rien améliorer la santé au travail, se désole Jacques Darmon, médecin du travail syndiqué à la CFDT. Présance [organisme représentant les employeurs en médecine du travail, NDLR] peut sabler le champagne. » La proposition de loi entérine en effet la mainmise du patronat sur la gestion et l’organisation des services de santé au travail interentreprises (SSTI). Or cette gouvernance patronale est, pour nombre de médecins du travail mais aussi pour plusieurs rapports, l’une des causes importantes des dérives constatées et à l’origine d’un manque d’efficacité. De ce point de vue, la « révolution » proposée il y a deux ans par le rapport Lecocq, avec une réforme du financement et de la gouvernance des SSTI, a été abandonnée.
Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), se dit tout aussi atterré par la vacuité du contenu de la proposition de loi. « On ne parle nulle part de conditions de travail, de pénibilité, de risques psychosociaux. Le texte ne vise qu’à renforcer la sécurisation juridique des employeurs », déplore-t-il. Très inquiète des dispositions retenues dans ce texte, l’association Santé et médecine du travail (a-SMT) a adressé aux parlementaires un argumentaire détaillé pour faire barrage à la réforme proposée. « Il s’agit de la mise en œuvre d’une sélection médicale de la main d’œuvre », dénonce Jean-Louis Zylberberg, président de l’association. Des craintes non partagées par Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat des médecins du travail CFE-CGC, qui estime que l’ANI a permis d’éviter le pire par rapport au texte initial du patronat. « Nous avons les moyens avec cette proposition de loi d’améliorer le système, même s’il faudra être vigilant sur les décrets d’application », temporise-t-elle.
Invisibilisation des risques professionnels
Pour autant, même au sein du syndicat qu’elle préside, la possibilité – en dehors des activités à risques – de recourir à des « médecins praticiens correspondants », en clair des médecins généralistes, pour assurer des visites médicales du travail passe très mal. Un déni des compétences et missions des médecins du travail, qui signe pour de nombreux praticiens l’invisibilisation des liens entre mauvaises conditions de travail et atteintes à la santé. MG-France, premier syndicat chez les médecins généralistes, a ainsi fait savoir son opposition à cette réforme, « non souhaitable dans l’intérêt des travailleurs ». « La médecine du travail nécessite une connaissance précise du milieu du travail que nous n’avons pas », explique Jean-Christophe Nogrette, secrétaire général adjoint de MG-France. Qui plus est, les généralistes sont eux-aussi débordés, sans compter les difficultés d’accès aux soins dans les déserts médicaux.
Autre disposition de la PPL vivement critiquée : les professionnels de santé au travail pourront accéder au dossier médical partagé (DMP) afin de favoriser leur prise de connaissance de l’état de santé de la personne, notamment celle des « traitements ou pathologies incompatibles avec l’activité professionnelle », comme le précise le texte. « C’est révoltant, l’accès au DMP n’est vu que sous un angle sécuritaire et discriminatoire, d’exclusion du travail et de sélection », se scandalise Jean-Michel Sterdyniak. Marie Pascual, médecin du travail au sein de la permanence conditions de travail et santé à la bourse du travail de Paris, estime que cette proposition de loi ne fera qu’aggraver les dysfonctionnements du système. Elle relève un point qui lui paraît particulièrement grave : la possibilité pour un employeur de demander une visite de pré-reprise avec le médecin du travail en cas d’arrêt maladie d’un salarié. Jusqu’alors, ce type de visite ne pouvait être organisée qu’à l’initiative du salarié lui-même, de son médecin traitant ou du médecin-conseil de l’Assurance maladie. Un nouveau moyen de pression des employeurs, selon Marie Pascual, sous couvert de favoriser le maintien dans l’emploi.
Le document unique remis en selle
Dans l’ensemble, les médecins du travail interviewés déplorent le décalage entre l’affichage de la nouvelle dénomination des services « de prévention » et de santé au travail et la réalité de la proposition législative, qui n’impose rien aux entreprises en matière de prévention primaire et de réduction des risques à la source. C’est pourtant sur ce point crucial que la situation est jugée préoccupante par les praticiens. Ainsi, Jean-Michel Sterdyniak s’étonne que la prévention primaire soit principalement abordée dans le texte des députés sous l’angle de « la surveillance du marché » des équipements de protection individuelle (EPI), afin de garantir leur conformité.
La proposition de loi souhaite également instituer pour chaque salarié un « passeport prévention » individuel, listant toutes les formations suivies et certifications obtenues en matière de sécurité et de prévention des risques professionnels. « Je ne vois pas ce qu’apportera un tel passeport », estime Jacques Darmon. Pour l’a-SMT, cette mesure vise ni plus ni moins à transférer la responsabilité d’une éventuelle atteinte à la santé sur les salariés eux-mêmes, ceux-ci étant supposés avoir reçu la formation appropriée pour l’éviter. « Ce passeport prévention est une tentative pour culpabiliser les salariés », confirme le secrétaire général du SNPST.
La seule mesure de la proposition de loi qui trouve grâce aux yeux des médecins du travail est l’affirmation du rôle du document unique d’évaluation des risques (DUER), en vue d’organiser la traçabilité collective des expositions. Une bonne surprise dans la mesure où le rapport Lecocq proposait sa disparition au profit du plan de prévention. Ses versions antérieures devraient à l’avenir être conservées par l’employeur et remises au salarié qui en ferait la demande.