Ces médecins du travail qui dérangent
Grains de sable dans une logique productiviste, où le salarié doit être au top de sa forme, les médecins du travail peuvent subir des pressions de la part des entreprises dans lesquelles ils interviennent. Enquête sur des pratiques très limites.
Docteur Courage", c'est le surnom qu'a gagné auprès des salariés Isabelle Kryvenac, médecin du travail de l'usine PSA de Metz-Borny (Moselle), pour avoir résisté aux pressions de la direction. Praticienne aguerrie, cette ancienne médecin-inspectrice régionale du travail (Mirt) liste en juin 2015 des dysfonctionnements, des irrégularités et des abus au sein d'un pôle de production. La direction de PSA demande alors son licenciement, refusé successivement par les comités d'entreprise, l'Inspection du travail et le ministre du Travail, tandis que les salariés signent massivement une pétition en sa faveur.
Jean-Louis Zylberberg est, quant à lui, médecin du travail dans un service interentreprises du bâtiment, l'APST. En septembre 2015, il lance une alerte sur des risques psychosociaux (RPS) dans une entreprise dont il surveille la santé des salariés. Sans l'en informer, cette entreprise demande et obtient son changement de secteur auprès de l'APST. En toute illégalité. Deux autres sociétés résilient leur adhésion. Contactées par le service interentreprises, elles se plaignent du comportement du Dr Zylberberg et se voient proposer un autre médecin. La direction de l'APST entame une procédure de licenciement, refusée par l'Inspection du travail le 20 mai dernier, puis revient à la charge avec une nouvelle procédure, de mise à pied cette fois. Président de l'association Santé et médecine du travail, ancien Mirt lui aussi, Jean-Louis Zylberberg connaît bien les textes et n'hésite pas à rappeler le cadre légal. Il dérange.
"Stable dans la férocité"
Les conflits entre médecins du travail et entreprises ont toujours existé. "C'est stable dans la férocité", résume Bernard Salengro, médecin du travail et représentant de la CFE-CGC. Contrairement aux infirmières et aux intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), les médecins du travail sont des salariés protégés dont le licenciement ne peut intervenir qu'après avis du comité d'entreprise (en service autonome) ou de la commission de contrôle (en service interentreprises), puis autorisation de l'administration. Le changement de secteur ou d'affectation est soumis à une procédure similaire (voir "Repères" page 19).
Bien que leur indépendance professionnelle soit garantie par plusieurs codes, ils peuvent faire l'objet de pressions selon l'approche adoptée par les entreprises en matière de santé au travail. "Quand l'employeur a intégré l'idée de ses obligations par rapport aux salariés, qui ne sont pas au travail pour perdre la santé, les médecins sont considérés comme des conseillers qu'on écoute pour que l'entreprise et les salariés aillent bien, souligne un ancien médecin-inspecteur du travail. Mais d'autres entreprises, qui ont une vision très gestionnaire, les perçoivent comme des empêcheurs de tourner en rond."
"Etre un peu plus gentil"
Chargés de veiller à ce que le travail ne dégrade pas la santé des salariés, les médecins du travail peuvent subir courriers d'intimidation et tracasseries diverses (bureau éloigné du siège et sans confort, par exemple). "Le plus souvent, on leur explique qu'ils n'y connaissent rien et on ne les écoute pas", observe Bernard Salengro. Depuis peu, les entreprises ont, semble-t-il, trouvé un nouveau moyen de pression : les plaintes devant le Conseil de l'ordre des médecins à propos de certificats mettant en lien une pathologie - le plus souvent associée à des RPS - et des conditions de travail difficiles. Une manière d'inciter les médecins du travail à ne plus faire d'attestations.
Selon que le médecin travaille dans un service autonome ou interentreprises, les méthodes peuvent différer pour le contourner ou pour s'en débarrasser au profit d'un autre, plus conciliant. "En service interentreprises, le plus simple et le plus discret est de demander à changer de médecin, expose la Dre Mireille Chevalier, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). En région parisienne, où plusieurs services ont les mêmes compétences géographiques, il suffit de passer de l'un à l'autre, ce qui permet d'avoir un médecin différent. Cela crée une pression en interne : souvent, le président ou le directeur du service demande au médecin d'être un peu plus gentil, pour ne pas perdre un adhérent." C'est ce qu'a vécu un médecin du travail du Sud de la France : "Une entreprise que je suivais depuis plus de deux décennies s'est plainte que j'avais communiqué un de ses mails à une salariée qui avait des restrictions d'aptitude, mail pourtant constitutif du dossier médical, donc communicable." Relayant l'accusation de violation du secret des correspondances, le directeur de son service l'a sommé de s'expliquer. "J'ai refusé parce que cela concernait le contenu de la visite médicale. Mon employeur a une autorité sur mes horaires de travail, mais pas sur l'examen médical. J'ai refusé d'être remplacé. Si l'entreprise peut se permettre de rejeter le médecin du travail dès qu'elle est en désaccord avec son action, cela signifie qu'il n'a plus aucune indépendance, qu'il est au service de l'entreprise et non plus de la santé au travail."
Médecin du travail dans un service interentreprises de Paris, Nicole Vigneron a pointé du doigt, dans une entreprise de dimension internationale, les risques psychosociaux encourus par les salariés. "Alors qu'ils étaient en moyenne âgés de 25 ans, j'avais noté dans mon rapport annuel que ceux vus en consultation en fin de semaine présentaient une hypertension. J'avais aussi comparé à la moyenne nationale leur indice de fécondité : il se trouvait être nettement inférieur à cette moyenne, ce qui établissait un lien possible avec les conditions de travail, notamment l'amplitude horaire. Mon rapport annuel a été fortement critiqué par l'entreprise, qui a voulu casser le thermomètre en demandant à changer de médecin." Nicole Vigneron a refusé d'être remplacée et a formellement obtenu gain de cause. Pourtant, l'entreprise a été confiée à un autre médecin du service. "Je n'ai pas voulu continuer à me battre pour l'entreprise, mais, en retour, j'ai eu la reconnaissance de mes collègues et une procédure de "licenciement du médecin du travail" plus respectueuse du droit."
En service autonome, où la pression peut être plus insidieuse, la volonté de séparation s'avère aussi parfois plus radicale. Médecin du travail dans une usine Alsthom où les conditions de travail étaient difficiles, Olivia Hicks-Garcia a fait l'expérience d'une hostilité larvée pendant cinq ans : équipement médical obsolète non renouvelé, absence d'augmentation de salaire... Embauchée dans un hôpital parisien, elle est mise à disposition à temps partiel, en 2003, pour suivre les agents d'un institut de santé publique. Chaque année, dans son rapport, elle alerte sur la souffrance au travail, sans que la situation n'évolue. "Après la parution, en avril 2011, du rapport Gollac définissant les six facteurs de RPS, j'ai décliné ceux-ci pour l'institut, relate-t-elle. Se sentant mise en cause personnellement, la direction m'a accusée d'induire un mal-être dans mes questions posées en consultation et a dénoncé la convention de mise à disposition."
"Touche pas à ma médecine du travail"
Les insatisfactions du personnel se cristallisent autour de ce départ annoncé. Sur 420 salariés, plus de 300 signent une pétition en faveur de la Dre Hicks-Garcia. Une main "Touche pas à ma médecine du travail" est déclinée sur des affiches, des badges et des tee-shirts. La direction fera finalement marche arrière, et Olivia Hicks-Garcia restera, malgré les difficultés de dialogue avec la direction engendrées par cette crise.
A la source des conflits entre les entreprises et les médecins du travail se trouvent souvent les restrictions d'aptitude prononcées par ces derniers, qui viennent compliquer la gestion des réductions d'effectifs. "Pour un gestionnaire, la masse salariale doit être productive à 100 %, relève Jean-Louis Zylberberg. Dans cet univers de compétitivité, il n'est plus possible d'avoir le grain de sable que représente l'acteur de santé défendant une autre posture. L'entreprise attend dès lors du médecin qu'il déclare les salariés capables à 100 % de travailler ou qu'il les adresse à leur médecin traitant pour un arrêt."
Les RPS suscitent beaucoup de tensions. "Avant, celles-ci naissaient surtout autour des produits cancérogènes, dont l'utilisation et la prévention des risques sont désormais intégrées, se souvient l'ancien médecin-inspecteur du travail. En revanche, les RPS sont très connectés aux problèmes d'organisation du travail, qui est le coeur du pouvoir des chefs d'entreprise." S'y ajoute une question de réputation : "Les entreprises préfèrent encore ne pas savoir que les RPS sont présents dans leurs murs, constate Nicole Vigneron. Elles se sentent souvent fautives et n'ont pas envie de transmettre une image négative."
Prendre des mesures de rétorsion à l'encontre des salariés qui se plaignent de leurs conditions de travail auprès de la médecine du travail est un autre moyen de contourner l'action de cette dernière. "Redéfinition de leurs tâches, horaires, licenciement... on peut tout imaginer pour que les salariés cessent de s'exprimer devant le médecin du travail, voire renoncent à l'aménagement de leur poste, théoriquement obligatoire", signale un membre de la profession. "Pour un travailleur de nuit qui souffrait des genoux, j'avais demandé un aménagement de poste limitant les risques d'aggravation de son état, tout en conservant les horaires nocturnes, raconte Jean-Louis Zylberberg. Résultat, il a été muté au dépôt de jour, sans tâches définies, en lui demandant de rester debout. Ce qui a non seulement entraîné la suppression de sa prime de travail de nuit, mais aussi exacerbé son problème de santé. Le salarié a fini par craquer et s'est fait arrêter par son généraliste."
"Rupture de confiance"
Un médecin du travail peut-il exercer dans un contexte conflictuel ? En 2010, Margaret Moreau, médecin du travail pendant vingt ans chez PSA, à Sochaux (Doubs), a renoncé à rester dans l'entreprise en raison de la "rupture de confiance". Elle avait en effet été l'objet d'une procédure de licenciement, pourtant retirée par la direction suite à une large mobilisation des salariés. Quatre ans après ses démêlés avec la direction de son institut de santé publique, Olivia Hicks-Garcia a elle aussi quitté son poste ; elle avait enduré des tracasseries sur ses dates de vacances et ses horaires suite à ses alertes sur le mal-être généré par une fusion. "Quand on est trop en conflit avec la direction, déclare-t-elle, il est compliqué d'avancer efficacement et on finit par partir parce qu'on n'a aucune difficulté à trouver un poste ailleurs."
Nicole Vigneron s'est accommodée des tensions inhérentes à la fonction : "Pour presque toutes mes entreprises avec des RPS, et cela quelle que soit la taille, j'ai eu une période de difficulté plus ou moins forte au bout de trois ans. A ce moment-là, soit on se quitte, soit on reste ensemble et on finit par trouver un mode de fonctionnement fondé sur une relation de confiance, en se positionnant uniquement sur la préservation de la santé au travail."