Même la santé au travail pourrait être négociable
Les annonces du gouvernement concernant le droit du travail inquiètent les acteurs de la prévention, tant sur le devenir du CHSCT et de ses moyens d'action que sur la possibilité de préserver les conditions de travail des salariés face aux enjeux économiques.
Quel sera le sort réservé aux questions de santé au travail sous la présidence d'Emmanuel Macron ? Le "programme de travail pour rénover notre modèle social", remis aux partenaires sociaux le 6 juin, ne reprend pas mot pour mot les mesures proposées pendant la campagne électorale. L'avenir du compte pénibilité, que le candidat proposait de renégocier dans les branches professionnelles, est désormais suspendu aux "recommandations opérationnelles" d'une mission bientôt confiée à des personnalités reconnues. En revanche, la réforme du droit du travail par ordonnances, déjà annoncée, comporte deux volets susceptibles de changer la donne en matière de prévention des risques professionnels : la recomposition des instances représentatives du personnel (IRP) et la primauté donnée à l'accord d'entreprise.
Le projet de loi d'habilitation présenté au Conseil des ministres fin juin, qui cadre le contenu des futures ordonnances, utilise bien le mot "fusion" pour les IRP, confirmant la volonté, affichée par le nouveau président, de créer une "instance unique de représentation reprenant l'ensemble des attributions des comités d'entreprisedélégués du personnel et CHSCT dans toutes les entreprises"
Dilution des missions
François Cochet, vice-président du Syndicat des experts agréés CHSCT, s'interroge sur l'urgence d'une telle mesure, alors que le bilan de la délégation unique du personnel instaurée par la loi Rebsamen dans les PME de moins de 300 salariés n'est pas encore établi. "Un an après la publication des décrets, argumente-t-il, seules 14 entreprises de plus de 300 salariés qui avaient la possibilité de regrouper tout ou partie des instances en signant un accord ont choisi cette option. On ne peut pas dire que la demande soit massive."
Au-delà, beaucoup soulignent le risque d'une dilution des missions du CHSCT et d'une mise sous l'éteignoir des conditions de travail. Pour Tony Fraquelli, en charge des questions de santé au travail à la CGT, la délégation unique annonce la disparition des CHSCT : "Alors que la question du travail est déjà reléguée aujourd'hui, cette tendance ne fera que s'accentuer au profit des politiques d'entreprise sur l'emploi et les salaires. Pour améliorer les conditions de travail, il faut au contraire construire un droit nouveau, en créant une instance, CHSCT ou autre nom, pour couvrir tous les salariés sur des bassins d'emploi Aux yeux de Martine Keryer, secrétaire nationale CFE-CGC en charge de la santé au travail, il s'agit d'un recul inquiétant : "C'est au moment où le CHSCT fait preuve d'efficacité, en interrogeant l'organisation du travail, en faisant des alertes collectives sur l'épuisement professionnel, en posant des diagnostics sur les risques psychosociaux, que l'on tente de le noyer, en le fusionnant avec le CE. Or un spécialiste de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences n'est pas un spécialiste de la prévention des risques professionnels."
Si le candidat Macron a affirmé que les prérogatives du CHSCT seraient préservées, le projet de loi d'habilitation est moins clair sur le sujet, et certains craignent une rationalisation des moyens. "Si le but est de simplifier, cela devrait logiquement se traduire par une diminution du nombre global de représentants et des heures de délégation et une mutualisation des moyens financiers, ce qui serait dommageable, relève Pierre-Yves Verkindt, professeur de droit et auteur d'un rapport sur les CHSCT en 20141 La politique de santé au travail nécessite de préserver une instance dédiée, compétente sur le travail tel qu'il se fait. Et ce, d'autant plus que les entreprises sont confrontées au maintien dans l'emploi de leurs salariés vieillissants." Selon Nicolas Bouhdjar, coprésident de l'Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT, le mélange des instances est problématique : "Il y aura moins de temps pour aborder et mettre en visibilité les conditions de travail. Sans compter que le CHSCT est une personne morale qui peut aller en justice." Il dénonce aussi l'idée selon laquelle des accords d'entreprise pourraient être conclus avec la nouvelle instance unique : "Cela voudrait dire qu'un CHSCT peut négocier sur la santé au travail. Ce qui n'est absolument pas son rôle."
Autre point d'inquiétude de la réforme : le projet Macron veut redonner une place centrale à la négociation collective d'entreprise, en lui permettant de déroger aux accords de branche. Jusqu'à présent, il n'avait pas été question de l'autoriser pour les six thèmes, dont celui de la pénibilité du travail, sur lesquels la loi accorde la primauté à la branche. En clair, sur ceux-ci, un accord d'entreprise ne peut pas être moins-disant que les dispositions conventionnelles. Or, d'après le projet de loi d'habilitation, il apparaît que, y compris sur certains de ces "domaines réservés", les futures ordonnances pourraient définir des conditions de dérogation.
Une question d'ordre public
Pour sa part, Pierre-Yves Verkindt ne voit pas trop quel grain la négociation en entreprise pourrait moudre sur le champ de la santé au travail, ce dernier relevant en grande partie de dispositions d'ordre public. Professeur de droit et coauteur d'une Proposition de Code du travail2 Emmanuel Dockès estime au contraire qu'une partie de ce champ pourrait basculer dans les dispositions auxquelles il serait possible de déroger : "C'est symptomatique d'une vision idéologique qui tient que tout est négociable en entreprise et qu'aucun domaine n'est sanctuarisé. Depuis plusieurs années, la protection de la santé des travailleurs a été découplée de l'évolution du reste du droit du travail, aboutissant à un renforcement de la santé au travail. La loi El Khomri a estompé cette différence, avec des régressions, comme la simplification du licenciement des salariés inaptes. On peut craindre que les futures ordonnances soient dans la continuité."
Sur les questions d'organisation du travail, beaucoup de choses sont aussi envisageables. Les accords de compétitivité-emploi, permettant d'ajuster le temps de travail en fonction de l'activité économique, ont déjà mis un pied dans la porte. Sur le travail de nuit, la loi El Khomri a également rebattu les cartes : les règles de droit ont été revues à la baisse, afin d'autoriser les entreprises à négocier par accord la définition de la période, les contreparties, le dépassement des durées maximales. "Alors que les effets délétères du travail de nuit, notamment cancérogènes, sont connus, il paraît difficile d'aller plus loin et que l'Etat se désengage en laissant les rênes aux entreprises", juge Pierre-Yves Montéléon, responsable confédéral santé au travail à la CFTC. De son côté, Hervé Garnier, secrétaire national en charge de la santé au travail à la CFDT, redoute que, sous couvert de simplification, on sacrifie la prévention des risques professionnels : "Le plan de santé au travail 2016-2020 a pourtant marqué un tournant, en faisant de la prévention primaire un objectif majeur. Mais il n'y a pas eu de message politique fort sur ce sujet."
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Les CHSCT au milieu du gué, février 2014. Voir "Le CHSCT doit être légitimé par l'élection directe", Santé & Travail n° 86, avril 2014.
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Publié sous l'égide du Groupe de recherche pour un nouveau Code du travail (GR-Pact) aux éditions Dalloz (2017). Voir "Version renforcée du droit en santé au travail", Santé & Travail n° 98, avril 2017.