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« Mesurer la pénibilité du travail pour permettre des départs anticipés »

entretien avec Philippe Garabiol, ancien secrétaire général du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct)
par Catherine Abou El Khair / 07 novembre 2024

Citant l’exemple belge de cotation des métiers pénibles, l’ancien secrétaire général du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) plaide pour une modulation des départs en retraites en fonction de la pénibilité. Un accord souhaité entre partenaires sociaux, sans pour autant limiter les efforts de prévention.

Dans une tribune, vous avez appelé à envisager des départs anticipés à la retraite pour les métiers pénibles. Pourquoi ? 
Philippe Garabiol : Mon objectif est d’essayer de faire bouger les lignes. Les partenaires sociaux pourraient sans aucun doute se mettre d’accord sur un aménagement des départs en retraite en fonction de la pénibilité. La pénibilité de certains métiers est une réalité qu’il faut reconnaître, ce n’est pas un mot honteux. Cependant, lors de la préparation de la réforme, les oppositions étaient trop fortes. Aujourd’hui le contexte a changé. Il est possible d’avoir un débat apaisé sur ce sujet, et le nouveau gouvernement envoie de bons signaux en redonnant de la place aux partenaires sociaux.  

Le Premier ministre Michel Barnier s’est dit prêt « à des aménagements raisonnables et justes de la loi » de la réforme des retraites, en lien avec la pénibilité. Quels conseils lui donneriez-vous ? 
P. G. : Je me permettrais de conseiller de laisser toute l’autonomie nécessaire aux partenaires sociaux. Je lui dirais aussi de leur accorder un temps suffisamment long, dont il est difficile de prédire la durée, car ce chantier est vraiment complexe. Au-delà du niveau interprofessionnel, les branches auront forcément leur mot à dire. L’enjeu est de réussir à mesurer la pénibilité de manière simple, mais sans que ce travail ne se transforme en charge excessive pour les employeurs. Les partenaires sociaux belges ont montré qu’il était possible de se mettre d’accord sur une cotation des métiers pénibles. Ils ont établi quatre catégories de pénibilité en fonction des contraintes physiques, de l’organisation du travail, de risques de sécurité, et des risques psychosociaux. 

Pourquoi, au bout de la quatrième grande réforme des retraites, est-ce toujours aussi difficile de réussir sur la prévention de la pénibilité et de la désinsertion professionnelle ?
P. G. : En France, dans notre imaginaire collectif, la souffrance est la sœur jumelle du travail, la pénibilité est consubstantielle au travail. L’accident du travail n’est plus forcément considéré comme une fatalité, mais la souffrance au travail, si. Avec une telle représentation culturelle, il est difficile de prévenir la pénibilité. Les acteurs du monde du travail ont d’ailleurs, historiquement, préféré privilégier la compensation à la prévention. Cependant, monnayer la pénibilité, s’entendre sur le prix de la souffrance au travail, a comme conséquence indirecte de limiter les efforts de prévention. 
Toutefois, la dernière réforme des retraites pourrait conduire à redonner la priorité à la prévention sur la pénibilité. L’ouverture d’un Fonds d'investissement dans la prévention de l'usure professionnelle (Fipu), dont la gestion est assurée par les partenaires sociaux est un signe, parmi d’autres, d’une nouvelle approche favorisant la prévention primaire.

Quand on regarde les grands fléaux de la santé au travail, TMS, RPS, accidents graves ou mortels, usure professionnelle entraînant des inaptitudes en nombre toujours plus importants, on a le sentiment que, malgré les efforts, les plans de santé au travail, les réformes, la situation ne progresse pas. Pourquoi ?
P. G. :
La situation peut apparaître figée, mais elle ne l’est pas tant que ça. Des efforts conséquents ont été mis en œuvre dans les secteurs industriels traditionnels, portés par un dialogue social très constructif comme à l’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie) ou à l’OPPBTP, l’organisme de prévention des branches professionnelles du BTP. Cependant, des évolutions comme la tertiarisation de l’économie, le recours massif à la sous-traitance et la précarisation des emplois compliquent les progrès. De plus, le travail étant plus éclaté et le travailleur plus isolé, l’apprentissage par les pairs ou le collectif de travail est moindre. Enfin, les consommateurs eux-mêmes sont rarement sensibles aux questions de santé et de sécurité des travailleurs dans leur choix. Le moins cher l’emporte souvent sur le plus sûr. Les consommateurs ne sont pas forcément prêts à payer le prix de la protection des salariés, notamment dans le BTP. 
Les méthodes de formation aux règles de sécurité sont à revoir au vu des nouvelles structures de travail. A cet égard, l’initiative du syndicat patronal de l’artisanat du bâtiment, la CAPEB, de mettre à disposition une application « Check chantier » dédiée à la prévention est à saluer. Et certains secteurs dont le poids est devenu majeur en termes d’emplois, comme le médico-social, devront repenser leur organisation du travail et leurs modalités de formation à la prévention.

Vous avez été pendant six ans secrétaire général du Coct, vous avez donc été au cœur de la « machinerie » État – partenaires sociaux, qui est chargée de la prévention des risques professionnels. Quel bilan en tirez-vous ?
P. G. :
Le Conseil d’orientation des conditions de travail est un lieu magnifique de co-construction de la politique de santé au travail dans lequel les partenaires sociaux s’expriment avec leurs convictions, librement, et dans un esprit consensuel. Leur travail en commun a permis d’aboutir à une offre renouvelée en matière de santé au travail avec la loi du 2 août 2021. Dans le cadre du plan santé au travail, le Coct a fait avancer la prévention primaire : il a insisté, appuyé par les services de la direction des risques professionnels de la CNAM, sur la nécessité de prévenir les risques dans certains secteurs particulièrement accidentogènes et auprès de certaines catégories de travailleurs (intérimaires, jeunes, seniors). Le Coct a aussi permis d’avancer sur certains sujets d'actualité, comme la prise en compte du sexe des salariés dans la prévention des risques professionnels et dans le choix des équipements de protection individuelle. Son dernier avis portait sur les modalités de transformation du travail induites par le changement climatique
Il reste de nombreux chantiers à explorer, l’impact de la révolution numérique sur la santé au travail, ou les conséquences d’une modification du temps de travail sur la santé des travailleurs ou encore l’articulation entre la médecine du travail et la médecine de ville. Un autre chantier qui me tient à cœur est celui de la diffusion de la culture de prévention auprès des élèves du secondaire et des étudiants des universités et « grandes écoles ». Je souhaiterais au minimum que dans tous les stages soit mentionnée l’obligation d’un apprentissage à la santé et à la sécurité. 

Le rattachement du secrétariat général du Coct à la direction générale du Travail (DGT) est-il problématique ?
P. G. : Le Coct n’étant plus représenté en tant que tel par le secrétaire général, il existe un risque de perte d’influence de cette instance paritaire dédiée à la santé au travail. Cependant, ce changement pouvait aussi conduire à une implication plus forte de la DGT au sein de l’écosystème et, par suite, à une collaboration plus étroite de la DGT avec les partenaires sociaux. Il reste que ce sont les partenaires sociaux qui demeurent les meilleurs juges de paix pour se prononcer sur la qualité de l’organisation du Coct. Les partenaires sociaux ont toujours raison !
 

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