« Les métiers du "care" nous permettent de mener une vie ordinaire »
Selon vous, la crise sanitaire a révélé l’importance du « souci d’autrui », que vous appelez le care. Comment ?
Sandra Laugier : Les activités de care dans toute leur diversité sont apparues au grand jour. Il y a, bien sûr, l’hôpital avec les aides-soignantes, les infirmières, les médecins mais aussi tout un champ qui, jusqu’ici, n’était pas perçu comme lié au premier. A savoir les personnes qui s’occupent d’aider les gens au quotidien, comme les caissières, les livreurs, les agents de nettoyage… Cela a mis en lumière une continuité et nous a permis de réaliser que les métiers du care nous permettent de mener une vie ordinaire. D’habitude, on ne voit pas forcément de rapport entre une maman qui s’occupe de ses enfants à la maison, une infirmière et une personne qui balaye la rue. Car l’éclatement de ces activités les rend peu visibles.
Quelles professions l’incarnent ? Y a-t-il ceux qui prennent soin des autres… et les autres ?
S. L. : Il y a bien sûr le corps médical mais il ne faut pas oublier le personnel du secteur médico-social et paramédical. Les services à la personne comptent pour une large part, avec les soins à domicile, le travail des femmes de ménage, etc. On peut également y inclure des professions telles que les enseignants, qui éduquent les jeunes et s’en soucient ; ils ont joué un rôle important dans les réseaux de solidarité pendant le confinement. Et, à l’inverse, certains ne sont pas dans cette idée d’être utiles à autrui, préférant plutôt l’être à eux-mêmes ou à leur entreprise. Pourtant, ils ont besoin de recourir aux services des autres, ne serait-ce que pour se nourrir. C’est aussi ce que la crise a montré : notre dépendance par rapport aux activités du care, si ignorées.
Pourquoi la plupart de ces métiers sont-ils dévalorisés ?
S. L. : Pendant longtemps, personne, y compris les philosophes et les sociologues, ne s’est intéressé sur le plan théorique au champ du care et à ses valeurs, au souci des autres, aux professions de service et aux personnes qui les exercent. Et pour cause : ces activités sont à peine considérées comme du travail. Car elles renvoient à des qualités qui se sont toujours exprimées dans la sphère domestique, celle-ci étant historiquement l’apanage des femmes. C’est parce qu’ils sont associés à ces dernières et parce que les tâches domestiques ne sont pas tenues pour un travail véritable, que les métiers du care se trouvent dévalorisés. Même si, depuis quelques années, il y a eu une prise de conscience des inégalités en matière de « charge mentale » pour les femmes. Ainsi, alors que les acteurs du care sont aujourd’hui salués, on conçoit toujours comme normal qu’elles puissent coudre des masques gratuitement, qu’elles continuent de s’occuper des enfants et de leurs devoirs, qu’elles organisent la solidarité à l’échelle locale…
La valeur travail et celles du care sont-elles compatibles ?
S. L. : Regardez tous ces gens qui ont continué leur activité pendant l’épidémie : leur éthique du travail est la plus forte. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils n’avaient pas le choix ; ils ont également le sens du travail bien fait. Le care, ce n’est pas seulement soigner, c’est aussi accomplir les activités avec soin. Ce sont des gestes concrets, des pratiques, une attitude qui vont faire qu’un travail est de bonne qualité et satisfaisant. A contrario, la tendance actuelle à se valoriser par le travail, compréhensible puisque celui-ci est devenu une forme majeure de l’accomplissement personnel, peut aller à l’encontre du care, les logiques de concurrence mettant au second plan le souci de l’autre. Mais surtout, si on définit l’utilité sociale des personnes par le travail en fonction de la reconnaissance accordée à ce dernier, quelle valeur pourra-t-on donner aux individus ? Et eux-mêmes, quelle valeur se donneront-ils ? En raison de la crise économique, le risque est qu’aujourd’hui de moins en moins de gens bénéficient d’un travail au sens « noble ». En particulier si l’on continue de dévaloriser ou ignorer un ensemble de fonctions qui assurent la bonne marche de la société.
Que vous inspire la notion de « bienveillance », dont il est beaucoup question dans les entreprises ?
S. L. : La question du souci des autres dans les relations de travail me paraît très importante. Ce n’est pas seulement quelque chose d’ordre affectif ; cela concerne le rééquilibrage des rapports entre les salariés et leur hiérarchie. Dans les organisations, le care passe d’abord par la possibilité, pour chacun, d’avoir voix au chapitre sur les décisions prises et sur le contenu du travail. Les discours sur la bienveillance qu’on tente de promouvoir depuis quelque temps dans les entreprises n’ont à mon sens aucun lien. Ils ne viennent pas des travailleurs eux-mêmes et relèvent davantage d’une vision paternaliste. Le concept du bonheur au travail s’apparente aussi à une injonction plus qu’à une réflexion sur les conditions réelles du bien-être des salariés. C’est pour cette raison que les propositions sur le développement de la démocratie en entreprise sont essentielles.
Quel serait le contenu d’une politique sociale souhaitant prendre davantage en compte le care ?
S. L. : Elle pourrait être basée sur un revenu universel versé à tous, sans condition, à partir de 18 ans. Les aides actuelles, tels que les minima sociaux, sont inadaptées, en particulier pour les jeunes dans la précarité. Pour ceux qui ont continué à travailler pendant la crise, notamment toutes ces professions sous-payées en raison des faibles niveaux de salaire et du temps partiel, un tel revenu augmenterait le niveau de vie et vaudrait reconnaissance de leur rôle essentiel. Cette formule présenterait un avantage par rapport à d’hypothétiques revalorisations salariales ou primes, avec le risque qu’il y ait de nombreux « trous dans la raquette ». En laissant de côté les catégories les plus représentées dans ces métiers.