Michel Sailly : "Dans les entreprises françaises, le lean est dénaturé"
Ancien ergonome chez Renault en France et Nissan au Japon, membre du groupe ressources de la Fédération CFDT de la métallurgie, il expose ce qu'est la philosophie du lean, thème central de son ouvrage Démocratiser le travail.
Qu'entendez-vous par "démocratiser le travail" - titre de votre ouvrage paru à la rentrée - et comment le lean "philosophique" peut-il y contribuer ?
Michel Sailly : La démocratisation du travail doit permettre à chaque salarié, quel que soit son positionnement, de parler de sa propre situation de travail à égalité avec les managers, les ingénieurs, les fonctions supports... Elle s'articule avec la démocratisation sociale, qui met l'accent sur les représentants du personnel et la gouvernance de l'entreprise. Dans les démarches sur la qualité de vie au travail, on observe que les entreprises utilisent les outils du lean pour atteindre des performances via la réduction des coûts, et non sa philosophie, qui vise la création de valeur pour les clients, pour les salariés et pour la société en général dans un cadre de développement durable. Cette philosophie du lean existe peu dans les entreprises françaises, même quand elles disent mettre en oeuvre des démarches participatives. Quel est réellement le pouvoir d'agir des salariés sur leur travail ? Chez certains constructeurs automobiles suédois, par exemple, il est plus important que chez les mêmes enseignes établies dans l'Hexagone.
A quelles conditions le lean peut-il favoriser la qualité de vie au travail ?
M. S. : Le lean, méthode d'organisation du travail fondée sur le toyotisme né au Japon dans les années 1950, a émergé en Europe dans les années 1980. Mais il se met difficilement en oeuvre, notamment en France, du fait de la financiarisation des entreprises. Il faudrait une approche managériale et de progrès continu assurant aux opérateurs un soutien à leurs initiatives et une autonomie dans le travail. Que les managers de proximité soient des coachs et non des contrôleurs du travail ! Mais cette approche est contrariée par les objectifs, basés sur la réduction des coûts, et par la culture française, bureaucratique et centralisatrice dans les processus de décision. Le lean comme nous le connaissons est souvent vu, à juste titre, comme responsable de l'intensification du travail et donc critiqué pour ses conséquences sur la santé des travailleurs. S'il n'était pas dénaturé, il devrait se traduire par une recherche du travail bien fait, de la qualité. Et, à terme, par des performances accrues.
Vous citez dans votre livre l'expérimentation d'un dialogue sur la qualité du travail, réalisée à Renault-Flins. Quelles perspectives ouvre cette démarche ?
M. S. : Renault-Flins mène depuis 2011 une démarche avec Yves Clot et Jean-Yves Bonnefond, de la chaire de psychologie du travail du Conservatoire national des arts et métiers. Cette expérimentation donne la parole aux salariés afin de régler localement et rapidement les problèmes là où ils sont posés via des "référents" élus par les salariés. Elle est soutenue par le management de l'usine et l'a été par deux directeurs successifs. Un grand nombre de problèmes, précédemment considérés comme anodins, ont pu trouver des solutions. Cela n'a pas remis en cause les prérogatives des organisations syndicales. La CFDT souhaite que l'expérience soit étendue dans ses principes à tous les sites Renault, mais elle ne veut pas y aller seule. On constate une adhésion à la démarche, mais pas d'initiative pour la mettre en oeuvre. La qualité de vie au travail et la qualité du travail tardent à se concrétiser. Toyota, à Valenciennes, innove différemment, davantage en conformité avec le lean, avec des sessions de 50 minutes tous les quinze jours pendant lesquelles on arrête la chaîne et on discute du travail pour l'améliorer. Avec des changements immédiats.
Démocratiser le travail. Un nouveau regard sur le lean management par Michel Sailly, Editions de l'Atelier, 2017.