Micmac dans un service de santé au travail, épisode 2
Les révélations de Santé & Travail sur les irrégularités de gestion de l’Aicac, un service de santé au travail en Seine-et-Marne, ont conduit au report d’une assemblée générale extraordinaire. La poursuite de nos investigations réserve de nouvelles surprises.
« Il me semble important de savoir où va l’argent de nos cotisations en santé au travail », témoigne, sous couvert d’anonymat, la représentante d’une entreprise adhérente de l’Aicac. Le 3 octobre dernier, elle est venue demander des comptes lors de l’assemblée générale (AG) ordinaire de ce service de santé au travail interentreprises (SSTI) de Seine-et-Marne. Deux jours avant, Santé & Travail venait de faire écho à un courrier de la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi (Direccte) Ile-de-France, pointant l’opacité de la gestion financière et morale de l’Aicac (voir « Micmac dans un service de santé au travail »). Soulevant de nombreuses irrégularités, les services de l’Etat y sommaient l’association de mettre en place des instances de gouvernance conformes (conseil d’administration et commission de contrôle).
Au cours de la réunion du 3 octobre, les cinq adhérents présents ont appris que l’assemblée générale extraordinaire devant se tenir le lendemain pour entériner la fusion de l’Aicac avec un service parisien plus important, le Ciamt, était finalement reportée sine die. Frank Schulze, le président et Pascal Provo, le directeur général, ont laissé entendre qu’ils répondraient aux demandes de la Direccte. Toutefois, au moment où ces lignes sont rédigées, l’Inspection du travail n’avait encore rien reçu.
80 pouvoirs entre les mains du président
« C’était la bronca ! » raconte Michel Bouglouan, l’un des participants à l’AG. Maire-adjoint de Champs-sur-Marne, il représentait sa commune dont les agents sont suivis par l’Aicac. Les adhérents ont d’abord évoqué le problème de gouvernance car le conseil d’administration doit, selon les statuts, compter huit représentants. Or aucun appel à candidature n’avait été lancé pour remplacer les administrateurs démissionnaires ou ceux qui ont été suspendus. Ce point n’était même pas prévu à l’ordre du jour de l’AG dont c’est pourtant la compétence exclusive. La tentative des dirigeants de nommer un nouvel administrateur employeur et de renouveler un mandat arrivant à son terme s’est heurtée au refus « de principe » des participants, les deux personnes étant absentes.
Les discussions ont ensuite achoppé sur les 80 pouvoirs aux seules mains de Frank Schulze. « C’était très étrange, car le président détenait 80 pouvoirs et un administrateur employeur 17 autres ; comme celui-ci n’était pas là, ils ont annoncé que ses pouvoirs étaient transférés au président. Ce n’est pas légal donc je m’y suis opposé », explique Michel Bouglouan. Une autre adhérente se dit estomaquée par l’audace des deux dirigeants, exerçant un « forcing pour récupérer des pouvoirs auprès des adhérents avant les deux assemblées générales. » Ceux-ci ont été relancés plusieurs fois par mail et par téléphone. Et si l’ordre du jour prévoyait la présentation du rapport d’activité 2018 et du rapport financier certifié par le commissaire aux comptes, « aucun document préalable n’était joint à la convocation, nous avons dû les réclamer avant l’AG », explique Michel Bouglouan. Lui-même était venu exprimer sa relative insatisfaction sur les prestations de l’Aicac.
« Je n’ai vu aucune facture »
Echaudé par ces dysfonctionnements, un adhérent a alors exigé que le rapport financier de l’association soit passé au peigne fin. D’autant qu’il n’a été visé ni par la commission de contrôle - celle-ci ne s’est pas réunie depuis plus d’un an - ni par le conseil d’administration, dont le trésorier, Paul Furnari, a été suspendu mi-juillet. Ce salarié du groupe Conforama et représentant Force ouvrière est formel : « Je n’ai vu aucune facture pour 2018 et 2019 lors de la réunion du 18 juin pendant laquelle Pascal Provo nous a demandé de valider le budget ». Quinze jours après sa demande de pièces complémentaires, Paul Furnari a reçu une lettre recommandée lui signifiant la suspension de son mandat… en toute irrégularité. Selon les témoignages de plusieurs présents, le président et le directeur général ont été incapables de justifier clairement l’augmentation des charges, le recours à du personnel intérimaire et à du personnel détaché. Des salariés interrogés par Santé & Travail évoquent le recrutement par l’Aicac « de stagiaires pour gérer les fichiers clients de la start-up du directeur, Alea Prévention ». Et l’embauche à temps partiel d’un informaticien, associé de Pascal Provo au sein d’Alea Prévention. « Personne ne sait ce qu’il fait, dit un salarié. Il a trois fonds d’écran avec le logo d’Alea Prévention, et quand on entend ses conversations téléphoniques, il parle du logiciel qu’ils ont développé ». Un chef d’entreprise, adhérent de l’Aicac s’étonne : « Qui engage un informaticien même à temps partiel pour 24 salariés ? » Et ce, alors que l’association paye déjà un prestataire, OGI Informatique.
Plus surprenant encore, l’aveu embarrassé du commissaire aux comptes : « Vous allez me mettre en difficulté », a-t-il concédé en aparté à un représentant d’une entreprise adhérente ayant insisté pour avoir des informations sur certaines factures inexpliquées. Personne n’obtiendra d’éclaircissement ni sur le doublement de la facture de frais téléphoniques, ni sur les difficultés de recouvrement des cotisations. Ces dernières années, le service de santé a accumulé près de 400 000 euros de cotisations impayées. Une situation curieuse qui jette la suspicion sur la réelle détermination à récupérer ces sommes. Certains salariés, qui ont entendu le directeur mettre en avant la situation financière catastrophique de l’Aicac pour démontrer la nécessité de fusionner avec le Ciamt, considèrent que tout ceci était savamment orchestré. Tous les présents à l’AG ont voté contre le rapport financier mais celui-ci a été adopté grâce aux pouvoirs détenus par Frank Schulze.C’est la perspective d’une absorption de l’Aicac par le Ciamt qui a mis les adhérents sur la brèche, d’autant que les motivations du rapprochement sont apparues suspectes à plusieurs d’entre eux. « Quand j’ai demandé quel était l’intérêt de cette fusion, la réponse m’a laissé perplexe, relate Michel Bouglouan. Il s’agirait de prendre les devants sur le mouvement de regroupement qui touchera les SSTI comme il a touché le secteur des HLM ». Le courriel de convocation du 30 septembre dernier à l’AG extraordinaire de fusion mentionne en effet un chiffre de 109 000 salariés suivis, « comme le seuil défini pour faire fonctionner de manière efficiente un service de santé au travail » dans la future réforme de 2020. Une référence qui n’apparaît dans aucun texte officiel et semble davantage relever de l’argumentaire développé par le syndicat patronal des services de santé au travail, Présanse. Celui-ci souhaite faciliter les regroupements pour couper court à la solution proposée par le rapport Lecocq sur les services de santé - et qui a la faveur du gouvernement : créer des établissements régionaux de santé au travail, avec des cotisations prélevées par les Urssaf et une gouvernance paritaire.
Un passé judiciaire
Le personnel médical et administratif, qui s’interroge sur la pertinence de l’opération, vit mal la situation. Certains craignent que le suivi médical se dégrade en même temps que leurs conditions de travail. « Fin septembre, la DRH du Ciamt a annoncé aux infirmières qu’elles devraient recevoir 12 salariés par vacation alors qu’à l’Aicac, elles en reçoivent 7 ! » précise une observatrice. Par ailleurs, le passé judiciaire du président du Ciamt, Philippe Goj, fait jaser chez les salariés comme chez les adhérents. L’homme a été condamné en appel en juillet 2009 pour détournement d'argent public. L’ancien trésorier de la chambre de métiers et de l'artisanat de Seine-Saint-Denis a écopé de huit mois de prison avec sursis et a été condamné à rembourser les sommes détournées, soit 111 788 euros. Son pourvoi en cassation a été rejeté en 2011.
Et pourtant, rien ne semble arrêter les dirigeants qui poursuivent leur projet, au nez et à la barbe des autorités de contrôle. Santé & Travail s’est procuré la lettre de convocation des adhérents de l’Aicac à une nouvelle assemblée générale extraordinaire le 31 octobre prochain. Cette convocation est irrégulière, le président procédant comme si la précédente s’était déroulée normalement mais n’avait pu réunir le quorum pour entériner la fusion. Or l’AG prévue le 4 octobre a été annulée et reportée ; elle aurait dû donc être reconvoquée comme une première assemblée extraordinaire et réunir au moins la moitié plus un des adhérents, selon l’article 19 des statuts.
Ces manquements particulièrement graves et l’opacité de la gestion, qui ne semblent pas un cas isolé, justifie que l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) ait lancé, le 22 juillet dernier, une enquête sur le fonctionnement des SSTI. Sa lettre de mission, sans équivoque, cite notamment un rapport de la Cour des comptes de 2012 qui déplore « la réprobation unanime et croissante de l’écart perçu entre la cotisation et la prestation reçue en retour ». Sans commentaire.