Le modèle de prévention espagnol en danger
En Espagne, du fait de la crise, plusieurs services chargés de la prévention des risques en entreprise risquent de disparaître. Une situation dont le gouvernement semble vouloir profiter pour réduire les exigences pesant sur les entreprises.
Le gouvernement espagnol essaie-t-il de démonter les dispositifs qui ont permis de prévenir les risques professionnels depuis le milieu des années 1990 ? Certaines de ses actions mettent en tout cas en danger la survie des services de prévention externes, auxquels ont recours la plupart des petites et moyennes entreprises.
L'Espagne, lorsqu'elle a transposé en 1995 la directive européenne sur la prévention des risques professionnels, a en effet opté pour la création d'un secteur professionnel de la prévention, en incitant les entreprises à déléguer cette mission à des services externes. Le mécanisme pour promouvoir cette externalisation était simple : seules les entreprises de plus de 500 salariés, ou celles ayant des activités dangereuses, devaient constituer leur propre service de prévention. Les autres, soit la grande majorité, avaient le choix entre une gestion interne ou externe des moyens de prévention. Qui plus est, fait unique en Europe, la loi instaurait un audit pour les entreprises de plus de 6 salariés qui ne déléguaient pas totalement la prévention à un service externe. Résultat : près de 60 % des entreprises en Espagne ont aujourd'hui recours à un service de ce type pour remplir leurs obligations en matière de prévention, selon la dernière enquête nationale sur la gestion de la sécurité et de la santé dans les entreprises (2009).
Un secteur florissant devenu un problème
Dès le début, des voix se sont élevées contre cette externalisation de l'activité préventive. L'Union progressiste des inspecteurs du travail a dénoncé auprès de la Commission européenne la législation espagnole, qui ne respecte pas l'esprit de la directive, celle-ci donnant la priorité à une gestion de la prévention par les entreprises. Certains experts ont vu dans cette externalisation la cause d'une excessive bureaucratisation de la prévention en Espagne, la rendant plus chère pour les entreprises et inefficace pour les travailleurs. D'autres voix critiques ont aussi signalé que faire de la prévention un commerce présentait des risques, ce qu'a démontré la crise économique.
La fermeture continuelle d'entreprises a en effet ébranlé de nombreux services de prévention externes, qui avaient poussé comme des champignons sur le territoire national. Ce qui se présentait comme un secteur économique florissant commence à être considéré comme un problème pour le gouvernement. Un problème qu'il ne peut se contenter d'observer avec distance, dans la mesure où des fonds publics de la Sécurité sociale sont concernés. De fait, près de 60 % du marché est entre les mains de "sociétés de prévention". Ces sociétés dépendent des mutuelles d'accidents du travail, elles-mêmes financées par des transferts de fonds en provenance de la Sécurité sociale. Pour se faire une idée de leurs liens financiers, il suffit de rappeler que la Sécurité sociale leur a versé 10 milliards d'euros en 2011.
Dans la situation de crise actuelle, le gouvernement commence à craindre que les sociétés de prévention n'emportent dans leur chute les mutuelles. Il a d'ailleurs incité ces dernières à vendre une partie des activités qu'elles consacrent à la prévention avant décembre 2013. Une recommandation qui a occasionné des situations ubuesques. Ainsi, la Fremap, une des mutuelles les plus importantes du pays, voulait vendre pour 100 000 euros une société de prévention au capital de 12,7 millions d'euros. Et elle l'aurait fait si la Sécurité sociale n'avait pas freiné l'opération au mois d'août dernier, en exigeant des garanties concernant le futur acheteur. D'autres sociétés de prévention ont ainsi été acquises par des multinationales sans aucune expérience en matière de prévention des risques professionnels.
La prévention des risques pourrait également pâtir d'une autre décision du gouvernement, dénoncée par Pedro J. Linares, en charge des questions de santé au travail aux Commissions ouvrières (CCOO), un des deux syndicats les plus représentatifs du pays : "Jusqu'alors, la législation permettait aux entreprises de 10 salariés ou moins d'assumer seules la prévention, sans constituer un service interne ou avoir recours à un service externe, explique ce responsable syndical. Or, au prétexte de réduire les charges administratives pesant sur les entreprises et sans concertation avec les partenaires sociaux, le gouvernement a modifié la loi de prévention des risques professionnels pour étendre ce régime dérogatoire aux entreprises de 11 à 25 salariés dont l'activité ne présente pas de risque particulier. Nous craignons que cette décision, qui en théorie pourrait amener les entreprises à intégrer la gestion de la prévention, ne signifie en réalité une réduction des exigences en la matière pour un tissu entrepreneurial qui fournit du travail à 4 millions de personnes."
Sauvegarder les acquis
En résumé, le secteur de la prévention est en crise et le gouvernement ne semble pas disposé à lui venir en aide, bien au contraire. La grande question est de savoir quels seront les effets de cette crise sur la santé des travailleurs. En dépit des critiques pesant sur le modèle préventif actuel, certains indicateurs permettent d'affirmer que des progrès ont été réalisés cette dernière décennie. C'est le cas pour les accidents du travail. Les chiffres officiels du ministère du Travail indiquent qu'en 1999 se produisaient près de 14 000 accidents du travail par an pour 100 000 travailleurs, chiffre réduit à 9 000 en 2010. En ce qui concerne les maladies professionnelles, l'analyse est plus compliquée, en premier lieu parce qu'on ne dispose de chiffres que depuis 2007, en second lieu du fait de la sous-déclaration.
Cette décroissance des accidents du travail est-elle la conséquence directe de l'action préventive ? Les voix les plus critiques considèrent que non, qu'il s'agit du résultat d'une tendance sociale générale, valorisant la sécurité et la santé. Cependant, des données indiquent une amélioration de l'action préventive sur la décennie : toujours selon le ministère du Travail, seulement 26 % des entreprises évaluaient les risques liés au travail en 1999, un pourcentage qui atteint les 74 % en 2009. Cette évaluation constitue un élément important du modèle de prévention espagnol. Mais les experts considèrent comme davantage déterminante la pression exercée sur les entreprises par les travailleurs à travers cette évaluation et l'action des délégués de prévention. Bien souvent, la première action de ces représentants du personnel, dotés d'un droit d'information et de garanties spécifiques, consiste à exiger l'accès à l'évaluation des risques, afin de vérifier si elle a été menée correctement et si l'entreprise a pris les mesures nécessaires, une fois les risques détectés. Il est vrai que, en de nombreuses occasions, les services externes de prévention ont effectué de mauvaises évaluations des risques. Mais il faut aussi préciser que, sans eux, cette pratique ne se serait pas généralisée aussi vite. Il s'agit donc d'éviter que les réformes en cours ne mettent en danger les réussites de la dernière décennie.