Nanomatériaux : beaucoup d’expositions, peu de précautions
S’il est admis que les nanomatériaux peuvent constituer un risque pour la santé, les connaissances scientifiques restent dans ce domaine lacunaires. Or nombre de travailleurs y sont déjà exposés. Un constat établi lors de deux colloques, l’un organisé par l’Anses, l’autre par la CFDT.
La prise de conscience d’un danger potentiel pour les travailleurs qui manipulent des nanomatériaux en milieu industriel s’installe sérieusement dans les esprits. Tel est le constat plutôt rassurant qui se dégage de deux colloques organisés en région parisienne autour de ce thème, l’un par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) le 13 novembre, l’autre par la CFDT le 4 décembre1. Une autre observation, plus inquiétante, souligne en revanche l’état lacunaire des connaissances scientifiques sur l’impact sanitaire de ces nanoparticules après exposition. D’où l’intensification actuelle des recherches et la mise en place de récentes résolutions institutionnelles afin de rattraper le retard et de parer aux risques.
Même si certaines de ces nanoparticules sont désormais taxées de « possiblement cancérogènes pour l’homme » par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) – ce qui est le cas du dioxyde de titane que l’on retrouve dans les crèmes solaires ou les peintures –, les scientifiques se refusent à toutes les considérer comme toxiques. Seulement, vu leur nombre, toutes n’ont pas été étudiées, et quand elles le sont, c’est sans harmonisation des méthodes, qu’elles soient toxicologiques ou métrologiques. Difficile, donc, d’obtenir de précieuses conclusions.
Plus de 500 000 tonnes mises sur le marché en 2012
Selon le premier bilan de la déclaration annuelle des substances à l’état nanoparticulaire, obligatoire depuis 2013 et dont le ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie vient de rendre publics les résultats, 504 104 tonnes de nanomatériaux ont été mises sur le marché français en 2012, soit 282 014 tonnes produites en France et 222 090 tonnes importées. Entre 243 et 422 catégories de nanoparticules ont ainsi été inventoriées (pour les principales : noir de carbone, silices, carbonate de calcium, dioxyde de titane, oxyde d’aluminium…), suite aux déclarations de 840 entreprises et laboratoires français et de 90 fournisseurs étrangers. Reste encore à savoir comment les entreprises, particulièrement les petites, ont procédé pour élaborer leur déclaration, étant donné que celle-ci repose sur des mesures complexes. Compte tenu du fait que ces chiffres sont déjà « sous-estimés » pour beaucoup d’observateurs, le champ des risques reste donc vaste pour les 2 000 à 4 000 salariés confrontés directement aux nanoparticules, sans parler de ceux qui le sont plus indirectement. Une chose est sûre : l’application du principe de précaution, qu’appellent de leurs vœux nombre d’experts scientifiques et l’Anses, reste lettre morte.
Aucune pathologie n’est, pour le moment, directement imputable à ces matériaux plutôt récents : on manque en effet de recul, les effets sanitaires d’une exposition pouvant n’apparaître qu’à moyen ou long terme. Cependant, comme des études ont montré que plusieurs nanomatériaux pouvaient franchir les barrières de l’organisme et qu’on ne souhaite pas renouveler les erreurs commises avec l’amiante, l’attention des chercheurs se porte particulièrement sur quelques-uns d’entre eux. C’est le cas pour les nanotubes de carbone, vis-à-vis desquels « il faut être très prudent », prévient Olivier Witschger, chercheur à l’Institut national de recherche et de sécurité et expert en mesure des expositions en aérosols, qui intervenait lors du colloque organisé par la CFDT. Pour l’instant, remarque-t-il, « ces nouveaux nanomatériaux restent encore cantonnés aux laboratoires et sont très peu exploités dans les entreprises ».
Manque d’informations sur les produits
Précaution remarquable qui n’a pas été prise dans le passé, reconnaît Pierre-Gael Loréal, autre participant de la rencontre. « Là où nous sommes tous coupables, c’est de ne pas avoir entrepris des recherches en amont pour évaluer la dangerosité des nanos avant leur diffusion sur le marché », confesse ce militant de la Fédération CFDT des salariés de la construction et du bois. Ce qui fait qu’aujourd’hui, par exemple, des ouvriers de l’ameublement poncent des planches préalablement couvertes de vernis ou de durcisseurs contenant des nanomatériaux, sans savoir ce qu’ils respirent.
La responsabilité n’incombe pas forcément à leur patron, tout aussi peu informé qu’eux, mais souvent à ses fournisseurs, qui tendent désormais à dissimuler la composition exacte de leurs produits. « Il y a quelques années, note ce représentant syndical, toutes les grandes marques se vantaient de vendre des produits intégrant des nanomatériaux. Aujourd’hui, vu les questions et les doutes que cela soulève, elles sont devenues plus frileuses pour dévoiler leurs recettes. »
Où et comment intervenir ?
De fait, la question de la prévention est l’une des problématiques cruciales du moment. Reste à savoir où et comment intervenir, étant donné l’étendue de la chaîne industrielle impliquant ces nanomatériaux, observe Louis Laurent, qui a coordonné l’autre colloque en tant que directeur de recherche et veille à Anses : « Entre le fabricant direct de ces nanoparticules, chez qui les postes sont a priori les plus dangereux, et l’industriel qui va à son tour les transformer pour les intégrer par exemple à de la matière plastique, laquelle finira chez un entrepreneur qui va les associer à un produit fini, les situations d’exposition sont nombreuses pour les travailleurs. »
A ces postes, il faut ajouter ceux des centres de traitement des déchets par tri et incinération, largement exposés à la poussière. Pour ces biens manufacturés en fin de vie, faute de traçabilité possible sur l’objet, le manque d’information sur la nature des composants est encore plus déficient qu’en phase de production. Et pour des raisons pratiques et de coût, le confinement par scaphandre ou par immersion sous liquide ne peut être la réponse préventive idéale, même si elle semble être la plus sécurisante pour le moment.
Une entrée dans le dispositif Reach ?
Face à toutes les incertitudes suscitées par les nanoparticules, information, prévention et protection méritent donc d’être renforcées par des programmes de recherche nationaux et européens. Encore faut-il convenir de définitions consensuelles pour les méthodes, de moyens suffisants pour mettre en œuvre ces programmes et d’un cadre réglementaire commun qui permettrait une identification plus rapide des expositions. En ce sens, un frémissement de réaction semble se manifester du côté de la Commission européenne. Après consultation des différentes parties concernées, celle-ci projette, non pas de rectifier Reach – le règlement européen visant à encadrer l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et la restriction des produits chimiques –, mais de proposer en avril prochain des modifications de certaines de ses annexes afin de mieux couvrir les nanomatériaux, qui n’entrent pas actuellement dans le champ du dispositif.
1. « Substances chimiques et nanoparticules : modèles pour l’étude des expositions et des effets sanitaires » : rencontre organisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation de l’environnement et du travail (Anses), à Maisons-Alfort, le 13 novembre 2013. « Petits, malins, pas anodins : journée d’échanges sur les nanotechnologies », rencontre organisée par la CFDT, à Paris, le 4 décembre 2013.