Nanomatériaux : vers un scénario amiante ?
Industriels et pouvoirs publics sauront-ils mieux gérer le " risque nanomatériaux " qu'ils ne l'ont fait pour l'amiante ? A voir... Car le marché est si prometteur qu'il est tentant de s'affranchir du principe de précaution, dont l'application s'impose pourtant.
Les nanomatériaux vont-ils devenir demain les magic particles, à l'image du magic mineral, l'amiante, employé à outrance dans toutes les applications possibles et imaginables au cours du siècle dernier ? Avec les conséquences sanitaires catastrophiques que l'on connaît aujourd'hui. Du seul point de vue industriel, le nombre de produits intégrant des nanomatériaux manufacturés est en forte croissance. Car, comme pour l'amiante, les " nanos ", du fait de leurs propriétés spécifiques, ont un intérêt dans des domaines variés : les secteurs concernés vont des cosmétiques à l'armement, en passant par la médecine et l'agroalimentaire. Rendue publique en mars dernier, l'expertise collective conduite par l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) sur l'exposition des consommateurs aux nanomatériaux manufacturés a déjà identifié plusieurs centaines de produits de grande consommation qui en contiennent. Bref, on les utilise un peu partout, alors qu'on suspecte certaines nanoparticules de présenter des dangers non négligeables.
Un " effet fibre "
Tous les scientifiques sont d'accord sur un point : les connaissances sur leur dangerosité sont insuffisantes. Il ne suffit pas, en effet, d'extrapoler les données connues pour les matériaux à l'échelle du micron. Le passage à la taille nanométrique fait varier leurs propriétés physico-chimiques. Des carences persistent en matière de caractérisation physico-chimique, d'évaluation de l'exposition, de toxicologie et d'écotoxicologie des nanomatériaux. De même, la traçabilité des données ainsi que l'information des professionnels et des consommateurs sur les produits contenant des nanomatériaux restent déficientes. Quant aux mesures préventives et aux précautions souhaitables, l'importance de les mettre en oeuvre ne fait pas encore consensus.
Parmi les signaux d'alarme figurent des études expérimentales chez le rat ou la souris exposés à l'inhalation de nanotubes de carbone. Elles ont révélé une toxicité pulmonaire et les experts redoutent l'existence d'un " effet fibre ", comme c'est le cas pour l'amiante, avec les nanotubes se présentant sous une forme longue. Mais pour Dominique Lison, toxicologue à l'Université catholique de Louvain (Belgique) et spécialiste des nanotubes de carbone, " la comparaison avec l'amiante s'arrête là. Même si, dans un certain nombre de tests expérimentaux, on retrouve des réponses similaires de l'organisme, il existe aussi beaucoup de dissimilitudes entre l'amiante et les nanotubes de carbone ". Une autre étude récente, publiée le 5 novembre dans la revue scientifique Nature Nanotechnology, montre par ailleurs que les nanoparticules peuvent endommager in vitro les cellules humaines et leur ADN, même à l'abri d'une barrière cellulaire.
A côté des recherches visant à mettre en évidence les mécanismes fondamentaux, il est indispensable de mener un travail direct sur les nanoproduits et leur impact en situation réelle, estime Eric Gaffet, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui a présidé le groupe d'experts réunis par l'Afsset pour ses deux premiers rapports sur les nanotechnologies (voir " Repère " page 8) : " En 2010, l'Afsset a réévalué la littérature sur les nanoparticules de silice. Nous n'avions finalement que peu d'informations réelles, les études portant en règle générale sur des modèles et non sur la réalité. "
Lancé en mars 2010 et doté d'un budget de 6,2 millions d'euros de fonds publics, le programme Nanogenotox devrait fournir à la Commission européenne une méthode alternative et fiable pour détecter le potentiel génotoxique de 14 nanomatériaux manufacturés répartis en trois groupes (dioxyde de titane, silice et nanotubes de carbone) susceptibles d'engendrer un risque de cancer ou de toxicité pour la reproduction humaine.
La même prudence que pour les matières dangereuses
Le déficit de connaissances scientifiques sur les nanomatériaux ne saurait justifier l'inaction. Dans son avis de juillet 2008 sur la sécurité au travail des nanomatériaux, l'Afsset rappelait que l'exposition à ces derniers pouvait " avoir lieu par voie cutanée, par ingestion ou, plus fréquemment, par inhalation. Les dangers identifiés reposent sur la mise à jour des données sur la toxicité humaine des nanomatériaux (effets notamment pulmonaires, cutanés, oculaires, vasculaires, digestifs...), la génotoxicité, le danger d'explosion, et sur les données actuellement disponibles en matière d'écotoxicité des nanomatériaux ". En conséquence, l'Agence proposait " de déclarer les nanoparticules comme "niveau de danger inconnu" et de les manipuler avec la même prudence que les matières dangereuses, c'est-à-dire d'appliquer les procédures de sécurité sanitaire qui sont utilisées pour diminuer l'exposition aux matières dangereuses ". L'Afsset va même plus loin s'agissant de l'exposition des consommateurs, puisque dans son avis du 15 mars, elle recommande d'appliquer le principe de précaution, avec des mesures contraignantes, comme la traçabilité, un étiquetage clair et, dans certains cas, l'interdiction de certains usages pour lesquels l'utilité est faible par rapport aux dangers potentiels.
Ces préconisations sont loin de faire l'unanimité dans les milieux industriels et dans les ministères, où l'on est réticent aux mesures réglementaires d'interdiction. Pourtant, des deux côtés de l'Atlantique, des experts tiennent le même langage. Ainsi, Nicholas Ashford, professeur de technologie et de politique au Massachusetts Institute of Technology (MIT), considère qu'" il existe suffisamment de données sur la toxicité des nanoparticules pour justifier une approche de prudence et de précaution sur toute exposition humaine ". En Belgique, Dominique Lison est du même avis. Pour le toxicologue de Louvain, " les données existantes font naître un doute raisonnable sur la dangerosité des nanomatériaux et justifient totalement l'application du principe de précaution. Cela veut dire qu'en milieu professionnel, il faut travailler avec une exposition aussi faible que possible. Il faut aussi que les producteurs s'engagent à contrôler l'ensemble du cycle de vie de ces particules. Le plus gros problème, ce seront probablement les expositions environnementales ", prévient le chercheur.
En milieu professionnel, des moyens de protection vis-à-vis des nanomatériaux existent, mais il ne suffit pas de rédiger des guides de bonnes pratiques pour que ces dernières soient mises en oeuvre. Pourquoi les industriels seraient-ils plus vertueux avec les nanotechnologies qu'ils le sont pour la gestion du risque chimique ? Il semble cependant que la sensibilité au sujet soit accrue, entre autres sous l'action de la Confédération européenne des syndicats, des agences de sécurité sanitaire et des consommateurs.
Les vieux réflexes sont tenaces
Plusieurs difficultés concrètes persistent. Les industriels ne sont pas seulement des producteurs. Beaucoup sont en fait des intégrateurs, qui ne disposent pas toujours de l'information sur la présence de nanomatériaux dans leurs procédés de fabrication. De plus, la production est parfois morcelée en de nombreux producteurs, qui n'ont pas grand-chose à voir avec les gros industriels de la chimie dont les usines sont dotées d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et qui peuvent déployer des moyens de protection pour le personnel.
Pour toutes ces raisons, compter sur l'autorégulation des fabricants de nanoproduits est illusoire. Les Etats-Unis ou le Royaume-Uni avaient choisi cette option. Les résultats sont maigres. Seulement une dizaine d'entreprises s'étaient déclarées auprès de l'Agence de protection de l'environnement (EPA) américaine et encore moins outre-Manche. La seule voie réaliste serait donc une réglementation imposant les mesures de précaution et de prévention indispensables, avec une harmonisation réglementaire en Europe, sous peine de voir agiter l'accusation d'entraver la libre concurrence ou d'affaiblir la compétitivité de la production nationale.
Certains industriels semblent avoir anticipé les difficultés et compris les attentes des professionnels et du public, mais, rappelle Eric Gaffet, " à peine des aspects prénormatifs ont-ils été proposés en matière de protection qu'ils ont été attaqués. Ils faisaient pourtant l'objet d'un consensus, après trois ans de discussion publique ".
C'est que, face aux enjeux économiques considérables, les vieux réflexes sont tenaces. Le marché mondial des nanotechnologies est estimé à 750 milliards d'euros ; il est susceptible de tripler d'ici à 2015 et de représenter 2 millions d'emplois. La crainte de compromettre un tel eldorado agite aussi bien les milieux industriels que les institutions publiques. Personne ne se précipite sur l'évaluation des risques et des dangers potentiels des nanomatériaux (voir encadré ci-contre). Aux Etats-Unis, Nicholas Ashford souligne que " les réponses de l'administration américaine [de George W. Bush, NDLR] au développement des nanomatériaux et à leur danger potentiel visaient davantage à satisfaire les intérêts des industriels et des producteurs qu'à évaluer correctement le risque pour la santé, la sécurité et l'environnement ".
En France, Martin Guespereau, directeur général de l'Afsset, enfonce le clou : " Si les nanomatériaux n'ont rien à voir avec l'amiante, et si toute comparaison en ce sens est hasardeuse, il convient néanmoins de ne pas répéter certaines erreurs d'évaluation et de gestion du risque. Aujourd'hui, le dossier est suffisamment mûr pour que des décisions collectives de protection de la santé des salariés comme du grand public soient prises. Et là, c'est à l'Etat de jouer ce rôle. "
" Principe de précaution pour les nanomatériaux ", par Joëlle Maraschin, Santé & Travail n° 57, janvier 2007.
" Les nanoparticules, une menace insaisissable ", par Isabelle Mahiou, Santé & Travail n° 64, octobre 2008.