De nouveaux droits à concrétiser pour les travailleurs ubérisés
Les travailleurs des plateformes numériques vont finalement bénéficier d’une directive européenne qui vise entre autres à faciliter la reconnaissance du salariat. Mais la façon dont elle sera transposée dans les Etats membres conditionne une bonne partie des avancées.
Livreurs, chauffeurs de VTC, serveurs, plongeurs… 28 millions de travailleurs ubérisés œuvrent pour l’une des 500 plateformes numériques présentes en Europe, selon les estimations du Conseil de l’Union européenne (UE). Ils seront potentiellement 43 millions d’ici la transposition dans les législations nationales de la nouvelle directive européenne les concernant. Adoptée le 11 mars dernier, celle-ci vise à améliorer les conditions de travail des travailleurs ubérisés et à éviter les abus. Le texte doit notamment faciliter la reconnaissance d’un salariat pour les faux-indépendants – ceux qui sont soumis aux mêmes règles et restrictions qu'un travailleur salarié sans toutefois disposer d’un salaire minimum, d’une couverture maladie ou de congés payés.
La pierre angulaire du texte est de renverser la charge de la preuve lorsqu’il s’agit d’identifier une relation de travail salariée. Il prévoit qu’en présence d’éléments de direction et de contrôle, les autorités nationales pourront appliquer la présomption de salariat réclamée par le travailleur, à charge pour les plateformes de démontrer que le travailleur est libre et indépendant. Une avancée majeure, qui repose tout de même sur la capacité du travailleur à apporter des éléments de subordination probants quand il saisit l’Inspection du travail ou les tribunaux.
L’algorithme ne doit pas décider
En ce qui concerne les décisions importantes influencées ou prises par un algorithme, telles que la rémunération, la suspension ou le licenciement d’un compte, le texte va au-delà de ce que prévoit le règlement général sur la protection des données (RGPD). L’accord précise explicitement que ces décisions doivent toujours être prises par un être humain, et aussi que les travailleurs auront le droit de contester ces décisions. Enfin, la directive introduit des règles plus protectrices qui interdisent totalement le traitement de certaines données, notamment l’état psychologique, l’appartenance religieuse ou la sexualité, mais aussi les conversations privées ou toute information qui n'a pas trait à l’activité professionnelle des travailleurs des plateformes.
La directive doit maintenant être officiellement ratifiée par les deux branches de l’appareil législatif européen – le Conseil et le Parlement en séance plénière –, ce qui devrait se faire sans heurt. Les États membres de l’UE auront alors deux ans pour la transposer dans leur législation nationale. Avec des incertitudes. La Commission avait proposé une liste de critères pour définir la présomption de contrôle et de direction. Comme « le fait d’être géolocalisé, de ne pas pouvoir fixer ses tarifs, ce qui ciblait les plateformes de VTC et de livraison à domicile », explique Silvia Rainone, avocate en droit social et chercheuse à l’Institut syndical européen (Etui). « Cela avait des inconvénients, car elles auraient trouvé un moyen de les contourner », renchérit-elle. La liste a fini par sauter.
Transposition à haut risque
Il appartiendra donc aux législations nationales et aux conventions collectives de définir ces critères, avec par conséquent une certaine latitude. « Le texte renvoie beaucoup à la loi de transposition, chaque Etat membre disposant d’une marge d’interprétation, donc d’une certaine liberté pour mettre en place la présomption de salariat », précise l’avocat français Jérôme Giusti, qui défend les chauffeurs Uber devant les tribunaux français depuis plusieurs années afin de prouver l'existence d'une relation de travail salariée.
« Qui sait ce que vont faire les Etats membres ? La transposition sera cruciale, confirme Silvia Rainone. L’Espagne est déjà allée au-delà en inscrivant les termes de “ contrôle direct et indirect ”, tandis que la Belgique et le Portugal ont fait un simple copié-collé. La jurisprudence de ces deux pays montre qu’une fois sur deux, la demande de reconnaissance de la relation de travail salarié est retoquée. »
Qu’en sera-t-il en France ? « Il est possible que le gouvernement essaie de limiter les effets du texte », s’inquiète Me Giusti. Dans un communiqué, la CGT déclare que les représentants français ont lutté pied à pied « pour torpiller la directive », en particulier la présomption de salariat, afin de « préserver le modèle de dumping social sur lequel prospère Uber ». L'organisation syndicale rappelle également que plusieurs enquêtes ont révélé les liens étroits entre la direction de la société Uber et Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Economie, puis président de la République. En 2023, une commission d’enquête parlementaire avait confirmé l’existence d’ententes visant à favoriser le développement de la plateforme. Il semble néanmoins qu’Uber soit l’arbre qui cache la forêt, car « le détournement de l’auto-entreprenariat fait tache et se répand partout », explique Me Giusti.
Problème de contrôle
Certaines plateformes passent désormais par de nouveaux intermédiaires, qui gèrent leur « flotte » de travailleurs, ce qui leur permet de brouiller les pistes en cas de contrôle et d’éviter que les travailleurs s’organisent collectivement. Pour sa part, Silvia Rainone regrette que « la directive n’ait pas renforcé les inspections du travail, ni assuré que les sanctions contre les abus soient véritablement appliquées ».