Les nouveaux forçats du XXIe siècle
Pour de nombreuses entreprises, les travailleurs sans papiers constituent une main-d'oeuvre corvéable à merci et une aubaine leur permettant de contourner leurs obligations et de masquer leurs responsabilités en matière de risques professionnels.
Ils ont été et sont encore exposés à de l'amiante, à du plomb ou à des pesticides, sans aucune protection. Ils ou elles travaillent à des cadences infernales avec des horaires à rallonge, parfois tous les jours, au bon vouloir de leur employeur et pour un salaire plus que minimum. Ils ou elles ont peur de déclarer leur accident du travail ou leur maladie professionnelle. Ils ou elles cotisent pourtant à la Sécurité sociale, aux Assedic, mais n'en bénéficient pas... Ils ou elles sont sans papiers, travailleurs étrangers en situation irrégulière sur le sol français. Précaires d'entre les précaires, ces femmes et ces hommes travaillent dans des secteurs d'activité déjà réputés pour leur pénibilité, comme le bâtiment, la restauration, le nettoyage ou l'agriculture. Le mouvement de grève démarré en avril dernier par quelques centaines d'entre eux en Ile-de-France, avec le soutien notamment de la CGT, a levé le voile sur leurs terribles conditions de travail. Et si ces quelques-uns ont dénoncé leur situation et demandent leur régularisation, ils sont vraisemblablement des dizaines de milliers à subir le même sort.
Sans autre possibilité de ressources que de trouver et prendre un emploi quel qu'il soit, même pénible et sous-payé, les sans-papiers sont à la merci d'employeurs à la recherche d'une main-d'oeuvre à bas coût. Ainsi, dans le BTP, de nombreuses entreprises de démolition emploient des travailleurs sans papiers. Exposés à des risques professionnels importants, avec des équipements de protection plus que sommaires voire inexistants, les salariés de ces entreprises n'osent rien dire de peur d'être remerciés du jour au lendemain. Samba, travailleur malien de l'entreprise de démolition TDBM, a décidé avec ses collègues sans papiers d'occuper le site d'un chantier de son entreprise, dans le 13e arrondissement de Paris. Le jeune homme a montré à Santé & Travail les conduits de cheminée amiantés qu'il avait lui-même cassés puis cachés dans la cave de la bâtisse. "Je travaille dans cette entreprise depuis trois ans, on ne m'a jamais fourni un masque. Mais je suis bien obligé d'accepter, sinon je suis viré", explique-t-il.
Josselin Loubli, délégué du personnel CGT au sein de l'entreprise de démolition Griallet, s'est également ému des conditions de travail de ses collègues sans papiers. Ceux-ci se sont mis en grève et occupent un dépôt de l'entreprise à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. "Mes collègues ont travaillé pendant des années sans aucune protection, ils ont été exposés à de l'amiante et au plomb, mais le patron ne veut rien entendre", témoigne le délégué du personnel. Les travailleurs sans papiers demandent aujourd'hui un suivi médical pour ces expositions, mais surtout le respect des mesures élémentaires d'hygiène et de sécurité. Un désamiantage avant démolition impose un diagnostic, un plan de retrait et le traitement des déchets par des techniciens formés. En embauchant des ouvriers en situation d'extrême précarité, lesquels n'oseront pas dénoncer le manquement aux mesures d'hygiène et de sécurité, certaines entreprises peuvent ainsi se décharger de cette procédure technique coûteuse. "Le degré zéro de la prise en compte de la sécurité des salariés est un mode de profitabilité pour ces entreprises", accuse Jérôme Beuzelin, inspecteur du travail en Seine-Saint-Denis et militant à Sud Travail sur la question des sans-papiers.
Flexibilité totale
Patrick Herman, journaliste et auteur d'un livre sur les conditions de travail des salariés agricoles1 , fait le même constat. Dans l'agriculture également, l'utilisation de travailleurs étrangers sans papiers ou saisonniers permet à des exploitants d'économiser sur leurs obligations en matière d'hygiène et de sécurité. "Alors que la réglementation impose que la désinfection des sols au bromure de méthyle soit faite par des sociétés spécialisées, certains n'hésitent pas à faire exécuter ces tâches dangereuses par des travailleurs en situation précaire", affirme-t-il. Or le bromure de méthyle est un gaz toxique, notamment pour le système nerveux. D'après Patrick Herman, certains travailleurs agricoles exposés à ce type de produit comme à d'autres tout aussi toxiques se plaignent de troubles de santé une fois de retour dans leur pays.
La chasse aux sans-papiers orchestrée actuellement par les pouvoirs publics n'arrange rien. Celle-ci a notamment pour conséquence de maintenir ces salariés dans un lien de subordination quasi absolu vis-à-vis de leurs employeurs. "Nous sommes sur les chantiers quand le patron a besoin de nous, en fonction de l'activité", déclare Samba. La flexibilité totale est aussi de mise au sein de l'entreprise de nettoyage parisienne Manet, qui fournit aux hôtels de la capitale un volant de femmes de ménage selon les besoins. "Nous travaillons souvent sept jours sur sept pour un salaire d'un peu plus de 500 euros", déplore Mariam. Avec plusieurs collègues sans papiers, elle a pris le risque de sortir de l'ombre en occupant jour et nuit le siège de son entreprise.
Ces femmes ont toutes des contrats de travail à temps partiel. Mais elles disent travailler deux fois plus d'heures que celles qui leur sont réellement payées. "Nous sommes rémunérées une heure de travail à 8 euros brut pour trois chambres et demie de nettoyées", précise Mariam. Pour arriver à totaliser un nombre de chambres leur permettant d'être rémunérées 4 ou 5 heures, elles travaillent à un rythme soutenu sans faire de pause. Certaines de ces femmes approchent de la cinquantaine et se disent éreintées par ces cadences infernales. "C'est vraiment très difficile de travailler à ce rythme. Le soir, nous avons mal partout", relate Mariam. "C'est de l'esclavage, mais je n'ai pas le choix, j'ai plusieurs enfants encore au pays et une petite-fille ici", confie Miracia, salariée sans papiers de Manet. Comme nombre de ses collègues, Miracia travaille avec le nom et le numéro de Sécurité sociale de quelqu'un d'autre. Lorsqu'elle est en arrêt maladie, elle ne peut bénéficier de ses indemnités journalières. Pourtant, elle a cotisé pendant des années à la Sécurité sociale...
Des accidents non déclarés
Epuisée, Mariam se rappelle être tombée récemment dans les escaliers lors de son travail et s'être méchamment tordu la cheville. "Le patron a refusé de déclarer mon accident du travail, raconte-t-elle. Je boitais, j'avais mal au pied, mais j'ai quand même continué à nettoyer des chambres de peur de me faire licencier." Comme la plupart des travailleurs sans papiers, Mariam ignore qu'elle aurait pu déclarer elle-même son accident du travail. En théorie, la reconnaissance d'un accident du travail par les caisses d'assurance maladie, voire le versement d'une rente ne dépendent pas de la régularité de la situation du salarié. Mais dans les faits, les militants qui aident les sans-papiers à faire valoir leurs droits observent de grandes difficultés à faire respecter la réglementation. "Il faut encore se battre auprès des caisses d'assurance maladie. Celles-ci considèrent trop souvent que les sans-papiers sont sans droits", signale Patrick Mony, ancien directeur du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti).
Soucieuses de ne pas augmenter leurs cotisations accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP), les entreprises font souvent pression sur les travailleurs sans papiers pour qu'ils ne déclarent pas leurs accidents. C'est le cas notamment dans le BTP. "Dans le gros oeuvre, la quasi-totalité des sans-papiers sont intérimaires. Ils s'exposent à perdre leur emploi immédiatement en cas de déclaration d'AT", note Nicolas Jounin, sociologue et auteur d'un récent ouvrage sur les travailleurs du bâtiment2 . Ayant intégré ce risque, les travailleurs sans papiers en viennent à cacher eux-mêmes leur accident de travail à leurs chefs de chantier.
Pour le sociologue, qui a observé pendant des mois les conditions de travail de ces salariés, l'emploi de sans-papiers dans le BTP se fait de façon organisée. Ainsi, les entreprises d'intérim du bâtiment ont pour mission principale de fournir une main-d'oeuvre de sans-papiers au jour le jour. Ce sont elles qui prennent en charge le risque de l'illégalité, puisqu'il est interdit d'embaucher des travailleurs en situation irrégulière. L'union syndicale CGT de l'intérim a rencontré début juin les représentants patronaux pour demander l'arrêt de cette exploitation de la misère. "Ces pratiques de certaines sociétés d'intérim, qui réservent à des travailleurs sans papiers les plus sales boulots, sont scandaleuses", s'insurge Yannick Poulain, secrétaire général de l'union syndicale.
Dissimuler les risques
De nombreuses grandes entreprises font également appel à des travailleurs sans papiers pour les travaux les plus pénibles, via des sociétés sous-traitantes. Philippe Saunier, syndicaliste CGT à la raffinerie Total de Gonfreville, se souvient d'une entreprise sous-traitante sicilienne qui recrutait au Portugal des ressortissants brésiliens sans papiers pour un chantier de construction sur le site. "L'entreprise sous-traitante n'a pas hésité à faire venir par avion un médecin chirurgien pour prendre en charge les blessés dans une sorte d'infirmerie clandestine, assure-t-il. Le but était d'effacer toute trace d'accident du travail." Cette sous-traitance en cascade permet aux entreprises de se dédouaner de toute responsabilité. Elle permet aussi de dissimuler les risques professionnels. Personne ne sait ou ne veut savoir.
Sur les risques et dangers auxquels on les expose, les travailleurs sans papiers restent la plupart du temps silencieux, de peur d'être repérés par la préfecture. "Ces travailleurs ne font jamais de signalement à l'Inspection du travail", regrette Jérôme Beuzelin. Certes, la mission de l'Inspection du travail est de constater les fraudes patronales et les infractions aux règles d'hygiène et de sécurité. En même temps, les inspecteurs du travail refusent de s'inscrire dans la chasse aux sans-papiers que le gouvernement les incite à mener. "Nous sommes de fait paralysés dans notre activité lorsque l'employeur embauche des travailleurs sans titre de séjour", reconnaît Jérôme Beuzelin.
Pour les militants syndicalistes comme pour les travailleurs sans papiers, l'obtention d'un titre de séjour permettrait incontestablement d'éviter ces dérives. Plusieurs centaines de demandes de régularisation de travailleurs dans des professions dites "sous tension" sont actuellement à l'étude dans les bureaux des préfectures. Mais les régularisations sont délivrées au compte-gouttes. Munis d'un titre de séjour en bonne et due forme, nul doute que ces femmes et ces hommes pourraient tout au moins sortir de l'ombre et dénoncer les conditions de travail dont ils sont victimes... ??????? ??????