« On vit une course infernale à la rentabilité »
Après avoir publié en 2006, sous pseudonyme, Journal d’un médecin du travail, Marielle Dumortier, qui assure une consultation de souffrance au travail au centre hospitalier intercommunal de Créteil, tire de nouveau la sonnette d’alarme dans Le monde du travail est devenu fou ! alors qu’une nouvelle période de confinement commence.
Quels effets de la crise sanitaire sur les conditions de travail avez-vous observés ?
Marielle Dumortier : Le grand changement a été l’arrivée massive du télétravail, qui permet de ne pas prendre les transports, de se concentrer sans être dérangé, etc. J’ai vu des gens travailler dans des conditions matérielles déplorables : sur la table à repasser, sur le lit, en équilibre, pour laisser le salon au conjoint. J’ai vu des managers déstabilisés qui, pour être sûrs que les gens étaient à leur poste, ont multiplié les réunions. J’ai vu aussi des entreprises qui ne voulaient pas entendre parler de télétravail se convertir pour économiser des mètres carrés.
J’ai peur parce que nous sommes tellement rattrapés par la crise sanitaire que la réflexion sur le travail n’a pas lieu. Tous les jours, des DRH m’appellent parce qu’il y a des cas contacts ou de Covid-19 dans l’entreprise. Or il va falloir que salariés et employeurs définissent quelles tâches peuvent se faire en télétravail. Et comment faire en sorte que l’activité professionnelle n’entre pas dans la vie privée et reste bien cantonné dans un endroit de la maison sans tout envahir. C’est l’un des risques.
De la même manière, il faut informer les salariés qu’ils n’ont pas à donner d’informations sur leur santé à l’employeur. Une DRH s’est plainte l’autre jour qu’une salariée ne lui avait pas envoyé le résultat de son scanner, une autre voulait ceux des tests Covid, un autre encore a demandé aux personnes fragiles de se signaler… C’est effrayant, le secret médical est bafoué, même si ça part parfois d’un bon sentiment. Les salariés à risques doivent d’abord aller voir le médecin du travail. En même temps, le Covid est une maladie à déclaration obligatoire et, pour l’instant, tout le monde accepte ces cotes mal taillées pour le secret médical. Il ne faudrait pas que ça dure.
Comment avez-vous vu la situation évoluer en quinze ans chez vos patients ?
M.D. : Quand j’ai écrit mon premier livre en 2006, je pensais que ça irait mieux en 2020, que des leçons auraient été tirées des suicides et de la multiplication des risques psychosociaux. Ce n’est pas le cas. Je vois même la situation se dégrader. Dans les années 2000, les gens consultaient pour des problématiques de harcèlement moral, de maltraitance managériale. Les salariés pouvaient se sentir considérés comme des Kleenex, qu’on jetait quand on n’avait plus besoin d’eux.
Aujourd’hui, je vois des entreprises qui font tout pour garder leurs salariés mais elles leur en demandent tellement qu’ils craquent. Les gens que je reçois sont dans l’épuisement. J’ai l’impression d’une densification du travail. Il faut faire plus à son poste et, en plus, se charger d’une partie de ce que fait le collègue malade ou celui parti à la retraite sans avoir été remplacé. Chacun hérite de tâches supplémentaires, sans formation, alors qu’il est déjà en tension.
C’est comme le Tour de France : chaque jour, il faut tout donner, si ce n’est qu’il n’y a pas de ligne d’arrivée. Avant, quand un projet se terminait, on disposait de temps pour l’analyse, revenir sur un échec, se préparer pour le prochain projet. On vit maintenant une course infernale à la rentabilité. Je reçois des dirigeants de grandes entreprises, qui eux-mêmes dépendent de décisions prises dans d’autres sphères. Ils ne sont décideurs de rien en fait. Je les vois pris dans des injonctions paradoxales. Baisser les effectifs est devenu la seule variable d’ajustement, tandis que, dans le même temps, il leur est demandé de rendre leurs salariés heureux. Il faut revenir à un peu de bon sens.
Et vous, comment vos conditions de travail ont-elles évolué ?
M.D. : Lorsque j’ai écrit mon premier livre, elles étaient difficiles car je mettais en visibilité les violences managériales, ce dont ne voulaient pas entendre parler les employeurs. Aujourd'hui, les entreprises sont sorties du déni. Aborder les risques psychosociaux est beaucoup plus facile. Il est possible de proposer des pistes de réflexion sans problème. En revanche, agir réellement sur les causes, c’est autre chose.