Les organisations rigides favorisent les comportements hostiles
Près de trois millions de salariés seraient en butte à des comportements hostiles au travail. Tel est le constat établi par une nouvelle déclinaison de l'enquête Sumer1 . En cause, notamment, les organisations rigides et le délitement du soutien social.
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Pour "Surveillance médicale des risques".
L ivres, articles de journaux, émissions de télévision... Au fil de la dernière décennie, la question de la violence dans les rapports au travail a été mise en débat dans les médias. Et ce en utilisant généralement le vocable de "harcèlement moral", notion qui a d'ailleurs été inscrite dans la loi de modernisation sociale de 2002. La définition des causes qui sous-tendent la détérioration des relations au travail varie sensiblement suivant les auteurs. Reprenant la thèse développée par la psychiatre Marie-France Hirigoyen dans un livre à succès paru en 19981 , beaucoup ont considéré ce type de situation comme relevant de la confrontation entre un "pervers narcissique" et une "victime". Cette lecture est contestée par les préventeurs, pour qui la violence plonge ses racines dans l'organisation du travail. Ou plutôt dans les modifications de cette dernière, avec le développement du flux tendu, de la sous-traitance, des contrats atypiques (intérim, CDD, temps partiel, etc.), et l'augmentation de l'individualisation des rapports au travail. Comme a pu l'analyser Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail, "les individus sont de plus en plus isolés, ont plus de responsabilités et sont confrontés à des exigences contradictoires dans un contexte de faible soutien collectif et de manque de moyens2
Les femmes un peu plus exposées que les hommes
Cerner par une approche statistique l'ampleur et les causes éventuelles de ces relations violentes au travail n'est pas aisé. Pilotée au ministère du Travail, l'enquête Sumer 2003 (voir encadré page 45) a abordé ce thème dans l'objectif de mettre en relation les plaintes exprimées par des salariés à propos de situations difficiles au travail avec des caractéristiques de l'organisation et des conditions de travail. Pour ce faire, des salariés ont répondu à un autoquestionnaire de dix items3 correspondant à trois grandes catégories : les atteintes dégradantes, le déni de reconnaissance du travail et, enfin, les comportements méprisants. Ces catégories définissent ce qu'il est convenu d'appeler les "comportements hostiles au travail". Le croisement des données ainsi recueillies avec celles relatives aux autres thèmes de l'enquête (entre autres l'organisation du travail) permet de repérer les salariés et les conditions de travail les plus concernés.
Premier constat : parmi les salariés, un sur quatre estime avoir subi au moins une fois dans le passé un comportement hostile dans le cadre de son travail et un sur six (17,3 %) déclare en être victime dans son emploi actuel (voir tableau ci-contre). Les comportements les plus souvent cités sont ceux ayant trait au déni de reconnaissance du travail (8,9 %) ainsi que les comportements méprisants (6,5 %) ; enfin, 1,9 % des salariés considèrent avoir subi des atteintes dégradantes.
Au-delà de ce bilan global, on observe que les salariés ne sont pas touchés de façon indifférenciée, certaines de leurs caractéristiques entrant en jeu. Ainsi, les femmes sont légèrement plus nombreuses que les hommes à déclarer subir au moins un type de comportement hostile au travail. Elles mentionnent plus fréquemment des comportements méprisants, et cela reste vrai toutes choses égales par ailleurs, à savoir après prise en compte des caractéristiques des salariés, des emplois occupés et des établissements. Cependant, toutes choses égales par ailleurs, les hommes évoquent davantage un déni de reconnaissance du travail. Il est probable que la sphère professionnelle conserve une place plus importante dans l'identité masculine et donc que la reconnaissance du travail soit un enjeu psychique plus important pour les hommes. L'âge apparaît comme un facteur discriminant : les jeunes de moins de 30 ans citent plus souvent un déni de reconnaissance du travail, alors que les salariés de plus de 50 ans semblent davantage exposés aux comportements méprisants.
Des différences entre catégories socioprofessionnelles
Les employés administratifs, les ouvriers non qualifiés et les employés de service disent un peu plus souvent subir des comportements hostiles, en particulier des atteintes dégradantes. Les agents de sécurité seraient pour leur part davantage touchés par les atteintes dégradantes et les comportements méprisants. Enfin, les personnes occupant des fonctions de nettoyage, de gardiennage ou exerçant des travaux ménagers sont celles qui mentionnent le plus souvent le déni de reconnaissance du travail. L'analyse statistique montre que ces différences entre catégories sociales s'expliquent essentiellement par des caractéristiques de l'organisation du travail de ces salariés.
La taille et les secteurs d'activité des entreprises joueraient également un rôle. Dans les établissements de moins de 10 salariés, 14 % des personnels évoquent des comportements hostiles, contre 17,3 % pour l'ensemble des entreprises. Par ailleurs, les salariés du secteur financier et du bâtiment sont moins nombreux à signaler ce type de comportements, contrairement à ceux travaillant dans l'industrie des biens de consommation, l'industrie automobile et l'immobilier.
L'organisation du travail accroît le risque de comportement hostile (voir tableau ci-contre). Ainsi, les salariés ayant des horaires déterminés par l'entreprise sans possibilité de choix ou devant souvent travailler plus longtemps que prévu apparaissent davantage en butte à des comportements hostiles dans le cadre du travail. Il en va de même pour ceux dont le rythme de travail est imposé par la surveillance hiérarchique. D'autre part, ceux qui craignent une sanction (salaire, licenciement...) en cas d'erreur déclarent plus souvent subir des comportements hostiles, tout comme ceux qui affirment manquer de collègues, de moyens matériels ou de formation pour effectuer correctement leur travail, ou qui sont perturbés par des interruptions fréquentes et imprévues.
L'enquête Sumer 2003 révèle par ailleurs que, pour les salariés en contact avec le public, les risques d'agression de la part de celui-ci sont majorés lorsque l'organisation du travail est plus rigide4 . Les critères qui ressortent sont les horaires atypiques et ceux imposés par l'entreprise sans possibilité de changement, les rythmes de travail qui résultent d'une demande extérieure exigeant une réponse immédiate, mais aussi le fait de ne pas avoir assez de moyens, d'informations ou de collègues pour réaliser un travail de qualité.
Il semble donc que dans les deux cas, risques d'agression par le public et relations violentes entre salariés, une organisation du travail rigide ou défectueuse constitue un facteur facilitant la survenue de tels faits.
Les salariés qui signalent des comportements hostiles dans le cadre de leur travail sont particulièrement affectés par les risques psychosociaux tels que définis dans le modèle de Karasek5 . Ils sont d'autant plus nombreux à souffrir de ce type de comportements qu'ils sont exposés à une demande psychologique élevée et qu'ils manquent de latitude décisionnelle. De façon prévisible, le soutien social joue un rôle non négligeable : plus du tiers des salariés qui, selon leurs déclarations, en manquent fortement sont en butte à l'hostilité d'une ou plusieurs personnes dans leur environnement professionnel.
Davantage de troubles de santé
Enfin, les personnes qui affirment être l'objet de comportements hostiles dans leur travail se disent en nettement moins bonne santé que les autres. Ainsi, alors qu'au total 10 % des salariés indiquent un mauvais état de santé, c'est-à-dire attribuent à leur état de santé une note inférieure à 6 sur une échelle de 1 (très mauvais) à 10 (très bon), c'est le cas pour 20 % des personnes ressentant un comportement méprisant à leur encontre, pour 22 % de celles confrontées à un déni de reconnaissance du travail et pour 34 % des victimes d'atteintes dégradantes. De même, ces salariés ont eu nettement plus souvent des arrêts de travail pour maladie au cours des douze derniers mois. Ils disent plus fréquemment consommer des médicaments ou accroître leur consommation d'alcool ou de tabac du fait de leurs soucis professionnels.
Si, globalement, un peu plus du quart des salariés estiment que leur travail est plutôt mauvais pour leur santé, ils sont 41 % à le faire quand ils se considèrent victimes de comportements méprisants, 48 % en cas de déni de reconnaissance du travail et 58 % en cas d'atteintes dégradantes.
Au final, ces quelques données de l'enquête Sumer montrent que les comportements hostiles dans le cadre des relations de travail ne constituent pas un simple épiphénomène, monté en épingle par les médias. Il s'agit bel et bien d'un phénomène important, qui toucherait près de trois millions de personnes, et qui influe sur la perception qu'ont les salariés de leur santé. Ces comportements ne sont pas dus uniquement aux agissements ponctuels d'individus pervers et ne peuvent être renvoyés systématiquement aux fragilités de chacun. Ils trouvent en partie leur source dans les modes d'organisation du travail : rigidité, manque de moyens, d'informations, de collègues, demande psychologique forte liée à l'intensification du travail, marge de manoeuvre faible et délitement du soutien social.
Un tel constat est à mettre en relation avec la responsabilité pesant sur les employeurs quant à la préservation de la santé physique et psychique de leurs salariés. Cette "obligation de sécurité de résultat" nécessite qu'une réflexion approfondie soit menée sur la prévention des risques liés à l'organisation du travail, afin qu'elle devienne une priorité d'action dans les entreprises.
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Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Syros.
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"Le harcèlement moral : organisation du travail ou perversion narcissique ?", par Philippe Davezies, Documents pour le médecin du travail n° 100, 4e trim. 2004, INRS.
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Ces dix items sont issus du questionnaire de Heinz Leymann, psychologue du travail et auteur de La persécution au travail (Le Seuil, 2002).
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"Contact avec le public : près d'un salarié sur quatre subit des agressions verbales", par Jennifer Bué et Nicolas Sandret, Premières Synthèses n° 15-1, avril 2007, Dares.
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A propos du modèle de Karasek, voir l'article de Michel Vézina, page 30.
"Un salarié sur six estime être l'objet de comportements hostiles dans le cadre de son travail", par Jennifer Bué et Nicolas Sandret, Premières Synthèses n° 22-2, mai 2008, Dares.
"Les facteurs psychosociaux au travail. Une évaluation par le questionnaire de Karasek dans l'enquête Sumer 2003", par Nicole Guignon, Isabelle Niedhammer et Nicolas Sandret, Premières Synthèses n° 22-1, mai 2008, Dares.
Les numéros de Premières Synthèses sont consultables sur le site de la Dares : www.travail-solidarite.gouv.fr/etudes-recherche-statistiques-dares