Pour ou contre la réforme Lecocq de la santé au travail ?
Les recommandations du rapport Lecocq, Dupuis et Forest suscitent le débat. Elles devraient inspirer la prochaine réforme de la santé au travail, avec une lettre de cadrage de Matignon, puis une négociation interprofessionnelle suivie d'une loi. Alors que syndicats et patronat discutent entre eux et avec le gouvernement sur la portée et l'ampleur des changements, il nous a paru nécessaire d'entendre aussi la parole des acteurs professionnels. Médecins du travail, enseignants-chercheurs, ergonomes nous ont fait parvenir des tribunes expliquant leurs attentes, leurs craintes par rapport à certaines propositions, ainsi que leur analyse d'une situation qui n'est pas satisfaisante et qui appelle de toute façon à ne pas en rester au statu quo. Quant aux professionnels de la prévention dans les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), nous avons déjà relayé leur position sur notre site. Enfin, nous avons demandé à l'un des rapporteurs, Henri Forest, de répondre aux questions soulevées.
Janvier 2007. Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, dénonce dans un rapport le non-sens scientifique et juridique des notions d'aptitude et d'inaptitude médicale. Octobre 2007. Le rapport de Françoise Conso et Paul Frimat, professeurs de médecine du travail, explicite le concept de la pluridisciplinarité en santé au travail et constate l'état de déshérence d'un système à bout de souffle.
Février 2008. Un avis du Conseil économique et social (CES, devenu depuis le Conseil économique social et environnemental, Cese) réalise une synthèse de ces deux approches et bâtit un ensemble de propositions solide et cohérent.
Juin 2008. La tenue d'une négociation entre les partenaires sociaux est annoncée par Xavier Bertrand, lors d'une conférence tripartite, au cours de laquelle le ministre du Travail affirme qu'il compte reprendre "entre la moitié et les deux tiers des propositions" de l'avis du CES. Il propose aussi le prélèvement de la cotisation accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) des entreprises par les Urssaf.
Début 2009. Après l'échec de la négociation entre les partenaires sociaux, le gouvernement reprend la main, mais reste au milieu du gué. L'initiative revient au Conseil national d'orientation des conditions de travail (Coct), avec les plans nationaux de santé au travail (PST). Divers axes majeurs seront définis par les trois PST successifs : inverser l'ordre des priorités en favorisant la prévention, développer la connaissance des situations réelles, prévenir l'usure professionnelle et la pénibilité, concilier amélioration des conditions de travail pour les salariés et performance globale des entreprises, prévenir la désinsertion professionnelle...
Mais aucune avancée notable n'a été réalisée dans la gouvernance du système de santé au travail, aucun cadre d'action partagé entre les acteurs dans les territoires n'a été développé.
Résultat : la mise en oeuvre des propositions du Coct a failli. Réticences et blocages subsistent. Si les missions des services de santé au travail sont maintenant définies par la loi, c'est le contenu de leur action, la faiblesse de leur coordination, la difficulté culturelle de se situer dans une perspective de santé publique qui continuent à décevoir. Là où la logique du parcours professionnel et de sa sécurisation devrait instaurer le primat du suivi et de la traçabilité, l'organisation éclatée ne permet pas une démarche efficace. Réduit à la juxtaposition d'actions sans cohérence d'ensemble et sans coordination institutionnelle, le système de santé au travail ne parvient pas à conjurer son déficit d'image et d'efficacité. Une réforme profonde s'impose. Une "fenêtre de tir" s'est ouverte dont il faut profiter. En effet, la branche AT-MP de l'Assurance maladie connaît un excédent budgétaire depuis plusieurs années. Elle a donc aujourd'hui les moyens de financer la révolution copernicienne dont ont besoin le système de santé au travail et, plus largement, la démarche de qualité de vie au travail, dans l'esprit des orientations du 3e plan santé au travail. Le meilleur service que puisse rendre la Commission AT-MP à la bonne gestion de la réparation, c'est de financer la prévention en assurant les moyens de son autonomie et de son efficacité.
Au-delà de la question des moyens, il faut également sortir, enfin, de la logique organisationnelle actuelle, où chaque acteur gère dans son coin "sa" santé au travail. La mission Lecocq, Dupuis et Forest propose un ensemble d'orientations cohérentes. Il faut monter en compétence en termes d'outils de partage de données, de coopération, de suivi rigoureux, pour répondre aux besoins de santé des travailleurs et des entreprises.
Le futur dispositif régional doit tenir compte des disparités territoriales avec une construction de type fédéraliste à gestion paritaire regroupant les services de santé au travail et les autres acteurs de la prévention. Pas de progrès sans mutualisation des moyens, sans exercice des responsabilités. Allons au bout de cet effort de prise en charge, vers ce guichet unique, pour développer des équipes pluridisciplinaires et des actions collectives dans le cadre des territoires. Toutefois, il ne faudrait pas perdre l'âme du dispositif. Nous devons privilégier proximité, coordination et mutualisation. L'objectif n'est pas de construire une nouvelle "hiérarchie verticale". Organisons la synergie entre les différents organismes dont la vocation est de rendre effective la "sécurité sociale" au travail et de promouvoir l'engagement de l'entreprise comme actrice de la santé au travail.
La mise en place d'expérimentations sur les territoires permettrait enfin d'atteindre la ligne d'arrivée. N'ayons pas peur de changer les organisations. Mais il ne faut plus tarder.
Comme cela a été le cas pour des confrères médecins du travail, la lecture du rapport Lecocq m'a laissée perplexe, voire consternée, lorsque certaines de ses analyses démontrent une vision de la santé au travail et de l'action des professionnels très éloignée de ce qu'elles sont dans la réalité. Perplexité, tout d'abord, devant une juxtaposition d'assertions, certaines émanant de sources documentées, d'autres reprenant des verbatim idéologiques. Ce qui, évidemment, déséquilibre quelque peu le rapport. Ainsi, les "petits" patrons ne comprendraient rien à l'organisation du système de santé au travail en France. Sans doute, mais s'ils ont vraiment envie de savoir, rien de plus facile : le service de santé au travail auquel ils adhèrent se fera un plaisir de leur expliquer. Ainsi encore, l'obligation de sécurité serait trop forte. Ce n'est certainement pas l'opinion des salariés que les expositions professionnelles ont rendus malades. Le système ne prendrait pas en charge les personnes atteintes d'une maladie chronique. Ce sont surtout les entreprises elles-mêmes qui peuvent de moins en moins tolérer un salarié qui n'est plus au mieux de ses performances physiques et morales.
Même lorsque les recommandations vont plutôt dans le sens voulu par les professionnels, leur formulation laisse entrevoir des dérives qui posent de sérieuses questions. Par exemple, donner une plus grande visibilité à la santé au travail et en faire un enjeu politique plus fort, avec une tutelle interministérielle pour sortir d'une gestion patronale ou paritaire, c'est effectivement une mesure hautement souhaitable. Mais dans cette perspective, le rapport évoque en premier lieu des actions de santé publique, donc tournées vers la prévention des facteurs de risque extraprofessionnels. Laissons plutôt les médecins du travail exercer pleinement leur spécialité afin qu'ils puissent jouer un rôle efficace dans le système de santé.
Même observation quand il s'agit de confier plus de moyens à la prévention avec des incitations. Qui peut être contre ? Mais limiter "en même temps" les obligations pour les entreprises ne réduira pas le poids des cartons à soulever toute la journée et ne fera disparaître ni les produits dangereux ni certaines formes de management toxiques.
Mieux prendre en charge les risques liés aux organisations du travail : il serait temps ! Mais mettre en place dans chaque région une cellule dédiée aux risques psychosociaux ressemble d'abord à une opération de communication. En effet, on ne voit pas comment un salarié ou une petite entreprise pourraient avoir davantage d'aide avec ladite cellule régionale qu'avec les professionnels de terrain, médecins du travail et équipe pluridisciplinaire actuelle.
Le rapport met également en avant le manque de coordination des acteurs du maintien dans l'emploi et lui attribue l'échec que constitue l'explosion des licenciements pour inaptitude ces dernières années. Un peu de sérieux ! Les médecins du travail, les médecins traitants, les techniciens du service d'appui au maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés (Sameth) et, de plus en plus souvent, les médecins-conseils ou les assistants sociaux des caisses primaires d'assurance maladie travaillent en concertation. Mais quand le salarié à maintenir dans l'emploi est remplacé par un autre salarié plus jeune et moins bien payé, le manque de coordination a bon dos !
Venons-en maintenant aux propositions carrément stupéfiantes. En quoi, par exemple, la suppression de la fiche d'entreprise - qui est quand même l'avis du professionnel de la santé au travail sur les facteurs de risque présents dans l'entreprise - peut-elle contribuer à améliorer la prévention ?
Même sentiment de consternation à la lecture du chapitre sur le temps médical et les recettes qui permettraient des "gains" à redistribuer sur d'autres tâches plus utiles à l'amélioration de la prévention. Par exemple, faire suivre certains salariés parmi les plus précaires par des généralistes. Cela laisse clairement entendre que, pour les rédacteurs du rapport, la médecine du travail n'est pas une vraie spécialité et que les salariés les plus exposés n'ont pas droit à une réelle investigation du lien entre santé et travail.
Enfin, il est louable de vouloir consacrer davantage de temps aux salariés à risque. Mais salariés à risque de quoi ? Tous les salariés sont potentiellement exposés aux risques de troubles musculo-squelettiques et aux risques psychosociaux, sources majeures d'atteintes à la santé et de désinsertion. Or c'est bien sur ces contraintes, entre autres, que le rôle préventif du médecin du travail porte aujourd'hui. C'est en repérant, parce qu'il est formé pour cela, des signes précoces que ce praticien peut éviter l'apparition de pathologies plus importantes, un arrêt de travail, une inaptitude, des répercussions sur le collectif de travail et sur la situation sociale du salarié préjudiciables à tous.
Le rapport Lecocq, Dupuis et Forest considère que la prévention des risques professionnels stagne, voire perd en efficience à cause d'une série de facteurs : empilement de strates de procédures réglementaires complexifiant la mise en oeuvre, faible lisibilité du rôle des différents acteurs, approche historique de la prévention inadaptée au contexte professionnel actuel, obligation de sécurité mal perçue par les employeurs et devenue contre-productive. Il faudrait au contraire favoriser l'incitation et l'accompagnement des entreprises. La réforme proposée par les rapporteurs souhaite également placer le travail au centre des débats et permettre aux acteurs de la prévention d'en questionner les déterminants majeurs. Nous nous interrogeons sur les objectifs et moyens qu'elle se donne pour le faire.
De notre point de vue, la stagnation des résultats n'est pas seulement le fruit d'une inadaptation d'un système d'acteurs et de gouvernance, mais bien d'une non-prise en compte du travail réel par les entreprises et de leurs réticences à changer de modèle d'organisation.
L'approche multifactorielle pour les troubles musculo-squelettiques (TMS), confirmée par des années de recherche et d'expériences d'intervention, peine à être entendue dans les entreprises, tant elle vient questionner des modèles industriels qui se généralisent jusqu'aux activités de services, déclenchant de nouveaux effets sur la santé comme les risques psychosociaux (RPS).
Si la prévention face aux nouveaux enjeux en matière de santé au travail se doit d'évoluer, il convient d'abord de discuter des changements du contexte économique et social et des modes d'organisation du travail. On ne pourra faire face aux nouveaux maux du travail sans interroger un pilotage des entreprises qui génère la dégradation des ressources. Un chemin que se gardent bien d'emprunter les rapporteurs.
Dans la perspective d'une simplification de l'organisation de la prévention esquissée par le rapport, apparaît ce "guichet unique" régional regroupant les acteurs pour plus de lisibilité et offrant des services diversifiés, censés couvrir l'ensemble des besoins. Cette proposition répond sans doute aux demandes des entreprises d'avoir à disposition des outils simples et rapides, "clés en main", leur permettant de remplir leurs obligations sur un plan formel, voire d'apporter des remèdes formatés à leurs difficultés. Mais intervenir sur la santé au travail pour lutter de façon durable contre les TMS et les RPS nécessite un fort engagement des acteurs de l'entreprise, des démarches "sur mesure" et donc réclame du temps et de l'investissement. Or force est de constater que la prévention est avant tout pensée comme un coût et un frein au développement de l'entreprise, plutôt que comme un axe stratégique permettant souvent d'améliorer aussi l'efficacité du travail. En outre, la disparition programmée des CHSCT à la suite des ordonnances Macron risque d'affaiblir le poids des représentants du personnel sur ces questions. Cela va à l'opposé du nécessaire rééquilibrage du rapport des forces sociales pour une meilleure prise en compte de la santé au travail. Enfin, l'offre de services qui sera proposée par le futur guichet unique risque d'orienter encore davantage la prévention vers des solutions techniques plutôt que vers l'accompagnement à la transformation du travail, dans une appropriation et une construction progressive par l'entreprise. Donc de passer à côté de l'essentiel pour un travail plus soutenable.
Le Collège des enseignants hospitalo-universitaires de médecine du travail souhaite saluer le rapport Lecocq, Dupuis et Forest et estime qu'il contient de nombreuses propositions qui mériteraient d'être mises en oeuvre rapidement pour une meilleure prise en charge de la santé des salariés. C'est le cas notamment de l'inflexion recommandée d'accorder la primauté à la prévention par rapport à la réparation - sans toutefois négliger cette dernière - ou encore de la volonté de simplifier le système de prévention. Nous jugeons nous aussi ce dernier peu compréhensible, tant pour les employeurs, notamment ceux des TPE-PME, que pour les salariés.
Nous sommes également favorables à l'intervention précoce du volet santé au travail dans le parcours de soins des patients ; c'est un élément fondamental du pronostic médico-professionnel ainsi que du maintien dans l'emploi des salariés rencontrant un problème de santé, qu'il soit ou non la conséquence d'expositions professionnelles. De même, nous soutenons la possibilité pour le médecin du travail d'enrichir le dossier médical partagé (DMP) du salarié, pour y faire part de ses préconisations en matière de maintien dans l'emploi et de suivi de santé après l'activité professionnelle (suivi postprofessionnel). Cela participera à une meilleure traçabilité des expositions et à une reconnaissance précoce des maladies professionnelles, afin de pouvoir les soigner plus efficacement et aussi de mieux les réparer.
Sans que cela nuise à la qualité du rapport, nos compétences et nos expériences multiples dans différentes régions et dans différents domaines des risques professionnels nous commandent toutefois d'adresser une mise en garde vis-à-vis de certaines propositions qui peuvent aboutir à l'effet inverse de celui annoncé.
Tout d'abord, les missions du médecin du travail ne doivent pas se limiter au suivi individuel de santé systématique et au maintien en emploi des salariés (recommandation no 7, page 19 du rapport). Les praticiens du travail sont les seuls à avoir la triple connaissance de l'état de santé du salarié, des effets des expositions professionnelles et de la réalité des métiers. Ils sont donc les seuls à pouvoir réaliser une évaluation globale de la situation médico-socio-professionnelle réelle des salariés intégrant, d'une part, les données de santé, y compris les vulnérabilités individuelles (pathologies sous-jacentes, antécédents...), le niveau d'incapacité fonctionnelle et ses retentissements sur les capacités de travail le cas échéant, et, d'autre part, les données sur les conditions réelles de réalisation du travail : organisation générale du travail, contraintes biomécaniques, psychosociales et organisationnelles, marges de manoeuvre existantes ou envisageables et obstacles au retour au travail. Enfin, ils sont les seuls également à pouvoir apprécier la situation sociale et les conséquences des décisions, notamment celles relatives au maintien en emploi.
Ensuite, le médecin du travail, compte tenu de sa formation, tant médicale que pluridisciplinaire dans le champ de la santé au travail, est un acteur clé de la prévention secondaire et tertiaire bien sûr, mais également primaire. En cela, il dispose de la compétence et de la légitimité pour coordonner les équipes pluridisciplinaires de la santé au travail et ne doit pas être assigné à un rôle de simple satellite autour de cette équipe. Enfin, ne perdons pas de vue que l'action du médecin du travail est encadrée par un code de déontologie, inscrit dans le Code de la santé publique et qui offre des garanties fondamentales quant au respect de la protection de la vie et de la dignité des personnes.
Par ailleurs, ce rapport voit resurgir une très vieille recette à propos du recours aux médecins généralistes pour assurer le suivi de santé au travail de certaines populations, comme les salariés des particuliers employeurs. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous considérons toujours que cette solution n'est ni adaptée ni scientifiquement justifiée. De deux choses l'une : soit ces personnels ont besoin d'un suivi médical, alors celui-ci doit être adapté au risque et seul un professionnel de la santé au travail doit le réaliser ; soit ces personnels n'en ont pas besoin et, dans ces conditions, pourquoi vouloir en créer un en le confiant à des généralistes, qui plus est déjà passablement débordés ?
Si ces éléments ne sont pas pris en compte, nous avons toutes les raisons de penser que l'amélioration de l'attractivité du métier de médecin du travail annoncée par les auteurs du rapport ne sera pas au rendez-vous.
Enfin, le rapport aborde peu le sujet de la recherche en santé au travail. Or celle-ci souffre d'un déficit pérenne malgré la qualité de la recherche en France dans des domaines tels que l'épidémiologie des risques professionnels, la toxicologie, l'ergonomie, la psychopathologie du travail, la sociologie des organisations... Un soutien fort à la recherche doit être apporté dans ces différentes disciplines. C'est fondamental aussi pour la qualité de la santé au travail et de la prévention des risques professionnels.
Ancien secrétaire confédéral de la CFDT, Henri Forest est corédacteur, avec Charlotte Lecocq et Bruno Dupuis, du rapport "Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée".
Que répondez-vous à ceux qui doutent de votre analyse selon laquelle la complexité du système de prévention serait la cause de son manque d'efficacité et s'interrogent sur la nécessité de passer d'une logique fondée sur la contrainte à une culture de la prévention et de la transformation du travail ?
Henri Forest : Le système de santé au travail français, tel qu'il est organisé aujourd'hui, permet à la France de satisfaire formellement à ses engagements internationaux. Il a indéniablement contribué à faire diminuer, au fil du temps, la sinistralité liée aux accidents du travail, malgré un faible ratio des moyens financiers consacrés à la prévention comparativement à ceux de la réparation.
Toutefois, cette approche montre depuis quelques années ses limites, voire des zones grises, comme la prévention des risques psychosociaux ou la prise en charge de la désinsertion professionnelle des salariés, liée notamment à l'allongement de la vie de travail.
En large partie du fait de sa construction par strates successives, le système actuel mobilise un grand nombre d'acteurs, institutionnels ou non, avec des moyens pris dans leur ensemble très significatifs et des périmètres de compétences qui ne sont pas exempts de zones de recouvrements et d'interférences. Il génère des doublons et, dans le meilleur des cas, nécessite des moyens de coordination très chronophages pour que ces acteurs multiples travaillent ensemble. L'Etat et les partenaires sociaux peinent, dans ce contexte, à orchestrer la mise en oeuvre des actions de prévention qu'ils ont pourtant établies en concertation dans le cadre du PST 3 [3e plan santé au travail].
Sur les territoires, pour les salariés et les employeurs, en particulier dans les TPE et PME, ce système n'est pas lisible. Cette catégorie d'entreprises n'a pas en retour un service en termes de conseil en prévention à la hauteur des cotisations dont elles s'acquittent directement auprès des services de santé au travail, ni à la hauteur de ses besoins en accompagnement.
En aucun cas le rapport ne suggère d'affranchir les employeurs de leurs obligations réglementaires en matière de prévention des risques. Certaines d'entre elles méritent au contraire d'être renforcées, comme l'a montré le rapport Frimat sur le risque chimique1 . Mais vis-à-vis, par exemple, des risques organisationnels - troubles musculo-squelettiques et risques psychosociaux - comme du maintien dans l'emploi des salariés vieillissants ou malades, nous avons estimé que c'est bien de conseil et d'accompagnement qu'ont cruellement besoin les employeurs, les salariés et leurs représentants. C'est là toute la philosophie du rapport : favoriser une culture de prévention et de transformation du travail dans les entreprises pour pénétrer les pratiques managériales au quotidien.
Les médecins du travail craignent d'être cantonnés dans leur cabinet, d'être coupés du terrain et de ne plus pouvoir collaborer avec l'équipe pluridisciplinaire, d'autant plus que leur mission n'est pas à proprement parler tournée vers le conseil aux entreprises, comme le sera celle de la structure régionale recommandée. Que leur répondez-vous ?
H. F. : Ce n'est pas le sens du rapport, il ne remet nullement en cause le périmètre actuel de la mission du médecin du travail, qui repose sur l'évaluation globale de la situation médico-socio-professionnelle réelle des salariés, et il n'obère pas la nécessité qu'il maintienne sa connaissance du milieu de travail.
Les structures régionales proposées disposent d'une gouvernance refondée et ont une mission clairement affichée : celle de la promotion de la santé au travail. Elle se décline en cinq axes, dont celui de la surveillance de l'état de santé individuel des salariés. Cela ne signifie pas cloisonnement ou marginalisation du rôle du médecin du travail sur ce seul axe, mais une plus grande possibilité d'échange, de coopération, de transversalité pour déterminer et mener les actions sur le milieu de travail entre ce praticien et l'ensemble des acteurs des différentes disciplines désormais rassemblées dans les structures régionales.
Le médecin du travail pourra donc, à notre sens, pleinement, voire mieux déployer ses actions au sein d'un collectif étoffé disposant de compétences pointues et de ressources plus étendues dans un cadre ayant la taille critique nécessaire.
Les agents des services prévention des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), mais aussi la direction des Risques professionnels (DRP) de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), considèrent qu'un assureur doit obligatoirement marcher sur ses deux jambes, contrôle et conseil, et que la séparation entre les deux prônée par votre rapport n'est pas adaptée à la réalité de l'entreprise. Leurs arguments ont-ils fait évoluer votre position ?
H. F. : Les réactions de la direction de la Cnam et de la DRP ont une grande ressemblance avec celles de certains agents des Carsat. Mais cela ne représente pas forcément la totalité des points de vue. Il apparaît toutefois que le principe de séparation claire des fonctions de contrôle, réparation et conseil en prévention prôné dans notre rapport est questionné.
Nous posons ce principe pour deux raisons : répondre à la demande de lisibilité du rôle des acteurs de la santé au travail, très largement exprimée par les utilisateurs ; favoriser les capacités d'accompagnement des entreprises et l'appétence de ces dernières à être accompagnées, notamment dans la durée.
Il est important de préciser que la séparation des fonctions de conseil et de réparation ne remet pas en cause les missions de l'immense majorité des 1 400 agents de la mission de prévention des Carsat. Il est nécessaire de rappeler aussi que sur un peu plus de 2,2 millions d'établissements, 2,5 % seulement sont en moyenne contrôlés annuellement.
L'intrication des missions indispensable à la prévention, doxa prônée par la branche AT-MP [accidents du travail-maladies professionnelles] de l'Assurance maladie, peut s'exercer même si ces trois missions sont portées par des organismes indépendants du fait de leurs statuts et prérogatives respectifs. La séparation physique des activités de contrôle et de conseil peut en effet avoir lieu sans pour autant que leurs liens fonctionnels disparaissent. Nous persistons à penser que ces liens seront même renforcés dans un nouvel environnement global de prévention simplifié. Le contrôle pourra induire davantage de conseil ; le conseil, ayant désormais la masse critique pour faire de l'accompagnement au quotidien, continuera à interpeller pour une adaptation de la tarification ou des aides financières. Des leviers seront donc bien mis à la disposition des préventeurs, dont l'action ne sera pas isolée des fonctions de contrôle et de tarification, et réciproquement.
La dualité actuelle entre, d'une part, la convention d'objectifs et de gestion signée entre l'Etat et la branche AT-MP et, d'autre part, le plan santé au travail est l'une des raisons principales qui ont conduit à une forme d'échec des PST. Et donc de la politique publique de santé au travail. La répartition proposée, plus claire, des missions entre l'Assurance maladie et l'Etat en facilitera le pilotage global.
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Rapport rendu public fin août dernier.