Où va l'expertise des risques psychosociaux ?
La création de la Firps, Fédération des intervenants en risques psychosociaux, divise les cabinets d'expertise CHSCT. François Cochet, nouveau président de la fédération, et Jean-Louis Vayssière, signataire d'un manifeste d'opposition à la Firps, s'en expliquent.
La création de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (Firps) n'en finit pas de provoquer des remous1 . Dix-sept cabinets d'expertise agréés pour intervenir auprès des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont critiqué la nature et l'objet de cette initiative dans un communiqué, dont vous êtes, Jean-Louis Vayssière, l'un des signataires. Et vous, François Cochet, le nouveau président de cette fédération, avez répliqué par une lettre ouverte. Comment justifiez-vous vos positions respectives ?
François Cochet : Le démarrage de cette fédération a été un peu chaotique, mais celle-ci est maintenant sur de bons rails. L'objectif est d'aider les cabinets de conseil engagés sur le terrain de la prévention des RPS [risques psychosociaux, NDLR] à progresser ensemble à partir des questions qui remontent de notre expérience d'intervention dans les entreprises. Certains cabinets travaillent en urgence auprès des victimes en cas de crise. D'autres interviennent plutôt en formation, pour aider les salariés à faire face aux risques. Enfin, d'autres cabinets, comme Secafi, privilégient la prévention primaire, en travaillant sur l'organisation pour empêcher la survenue des risques. Mais il ne sert à rien d'opposer ces trois types d'intervention, qui sont tous utiles. Nous recherchons comment articuler efficacement ces différents niveaux de prévention. D'autres questions fondamentales se posent à tous aujourd'hui : comment passer du diagnostic au plan d'action ? jusqu'où les entreprises doivent-elles se remettre en cause pour progresser vraiment ? comment organiser un dialogue social efficace sur la prévention des RPS ? C'est à ce type de questions que les membres de la Firps veulent réfléchir ensemble. Avec les cabinets qui sont en train de nous rejoindre, je ne doute pas que les experts agréés, membres de la Firps, représenteront plus de la moitié des expertises réalisées pour le compte des CHSCT.
Jean-Louis Vayssière : Même si c'était le cas, cela ne change pas le fond du débat. La question n'est pas d'être pour ou contre la Firps. Nous avons exprimé, avec d'autres, les raisons pour lesquelles nous n'y adhérons pas. D'une part, il ne nous paraît pas pertinent, sur un plan scientifique, d'isoler les RPS en une catégorie distincte. La qualité de la prévention des risques repose, selon nous, sur une mise en relation des questions de santé et des questions d'organisation du travail. D'autre part, dans l'entreprise, ne pas construire cette relation entre la santé et l'organisation est dangereux, car cela peut conduire les CHSCT à cautionner des interventions sur la souffrance au travail visant à adapter l'homme au travail et non le travail à l'homme. Vous savez bien que l'organisation du travail est un enjeu considérable dans les entreprises. C'est sur ce champ que les représentants du personnel doivent porter le débat et c'est sur ce champ que nous devons les accompagner pour un débat social plus équilibré. C'est le choix que nous avons fait à Syndex depuis quarante ans, d'abord en matière économique, puis en matière de santé. Nous n'allons pas le remettre en cause aujourd'hui... Et puis, débattre avec des cabinets qui ont des approches différentes ne nécessite pas de les rejoindre dans une fédération.
F. C. : Dans tous les cas, c'est bien sur le travail lui-même qu'il faut agir, la souffrance n'est qu'un symptôme.
Dans la mesure où il s'est créé, sur les risques psychosociaux, un véritable marché du conseil, avec des dérives manifestes, estimez-vous qu'il faut instaurer des garde-fous, et quelles formes peuvent-ils prendre ?
J.-L. V. : La prévention secondaire (du type gestion du stress) et la prévention tertiaire (du type numéro Vert) ne peuvent à elles seules permettre de préserver durablement les conditions de travail des salariés. Les prestations et certaines pratiques que nous rencontrons sur le terrain sont parfois à cet égard critiquables. L'individualisation des relations de travail, par exemple, n'est pas un postulat dont on doit simplement aménager les effets sur les salariés. Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que lorsqu'un salarié est en difficulté, il ne faut pas lui venir en aide, mais l'objet même de la prévention est de faire en sorte que les situations de dégradation ne se produisent pas. N'oublions pas que les employeurs ont une obligation de résultat en matière de santé au travail.
Face aux dérives constatées, il est utile d'être vigilants. Cependant, le label ou l'agrément ne peuvent être octroyés par ceux-là mêmes qui seraient appelés à intervenir, quel qu'en soit le cadre. C'est à la DGT [direction générale du Travail, au ministère du même nom, NDLR] et aux organismes paritaires, tels que l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail [Anact, NDLR] et l'Institut national de recherche et de sécurité [INRS, NDLR], d'être attentifs aux pratiques des cabinets. C'est à eux de fixer le cadre des bonnes pratiques, notamment en associant les partenaires sociaux.
F. C. : C'est le cas pour l'agrément des experts CHSCT et le système marche bien. Le champ de l'expertise CHSCT couvre tous les aspects des conditions de travail, ce qui est plus large que les seuls RPS. L'agrément des experts CHSCT est aujourd'hui devenu un label de qualité recherché. Je m'en félicite évidemment et je crois que notre cabinet, agréé depuis l'origine, a apporté sa contribution à ce résultat. Mais il existe des interventions qui ne passent pas par l'expertise et pour lesquelles la DGT a indiqué clairement qu'elle ne créerait pas d'agrément.
L'expertise du CHSCT a en effet des limites : elle ne peut intervenir qu'en cas de " risque grave " ou de " projet important " modifiant les conditions de travail. Elle est aujourd'hui inopérante dans les PME et la fonction publique. Aussi observons-nous un certain nombre de demandes au niveau des branches ou des grandes entreprises, dans lesquelles les syndicats ont un rôle significatif, mais qui ne relèvent pas de l'expertise du CHSCT. Dans ces appels d'offres, nous constatons que les représentants du personnel sont de plus en plus souvent associés au choix du prestataire.
Dans les hôpitaux de la fonction publique, les directeurs ont reçu des consignes de Bercy pour imposer un appel d'offres en cas de recours à l'expertise par les représentants du personnel au CHSCT, ce qui ne semble pas conforme au droit du travail. Ne craignez-vous pas que cela n'amorce une remise en cause de l'agrément des experts CHSCT ?
F. C. : Cette initiative des services juridiques de Bercy est préoccupante à plus d'un titre. Sur le plan du droit tout d'abord. La question est complexe et nous avons mené une étude poussée de leur argumentaire. Il ne tient pas la route et ne saurait en aucun cas faire obstacle au libre choix de son expert par le CHSCT. Sur un plan plus politique, il s'agit d'essayer de " passer en force " en bloquant les initiatives des représentants du personnel, notamment celle de pouvoir mettre en débat le travail. La pénurie des moyens disponibles pour les soins et le bien-être des malades, la détresse éthique des personnels confrontés aux logiques purement comptables, des organisations conçues " loin du travail réel " constituent autant de sujets qui sont au coeur de nos expertises et qu'on voudrait mettre sous le boisseau. La controverse actuelle sur le droit à l'expertise CHSCT dans la fonction publique hospitalière est essentielle pour le dialogue social, dans un secteur où il est déjà souvent mis à mal.
J.-L. V. : Le CHSCT, dans les hôpitaux de la fonction publique, demeure une personne morale de droit privé, quand bien même l'établissement au sein duquel il a été institué est un établissement public. C'est le sens de la jurisprudence de la cour d'appel de Bordeaux du 24 février dernier confirmant de nombreuses décisions de première instance.
Au-delà de l'appel d'offres, d'autres propositions sont portées par le Medef, comme la codécision direction/élus de CHSCT dans le choix de l'expert, des agréments découpés par domaines techniques, ce qui évacue l'approche par le travail, ou encore la certification normative des cabinets par le Cofrac [Comité français d'accréditation, NDLR], organisme dont les partenaires sociaux sont exclus. Ces débats ne sont pas clos et peuvent resurgir.
Actuellement, le CHSCT décide en toute indépendance de recourir à une expertise, choisit le cabinet, définit les axes de la mission, dans un cadre légal et jurisprudentiel qui fixe les possibilités de recours et de contestation de la direction, et encadre le travail de l'expert. Plus encore que la remise en cause de l'agrément, c'est l'autonomie des CHSCT dans leur choix qui peut être affectée, donc leur capacité à exercer leur mission.
Les CHSCT vont fêter leurs 30 ans en 2012. De nombreux observateurs estiment que c'est l'institution représentative du personnel qui a le plus de pouvoir. Il est aussi régulièrement question de sa fusion avec le comité d'entreprise (CE). Quel regard portez-vous sur les forces et les faiblesses des CHSCT et sur ces projets ?
J.-L. V. : La montée en puissance des CHSCT est une réalité qui s'impose. La question de la fusion des instances relève en premier lieu des organisations syndicales. Dans la recherche d'une plus grande efficacité, l'articulation construite du CE et du CHSCT est centrale, à la fois sur le plan de leurs prérogatives spécifiques, mais aussi sur les façons de travailler ensemble, notamment lors des procédures de consultation. L'expérience montre, notamment en situation de restructuration, que des approches complémentaires peuvent permettre de construire des argumentations favorables à la fois à la défense de l'emploi et à la préservation des conditions de travail.
Les CHSCT pâtissent cependant d'une absence de budget de fonctionnement propre. Par ailleurs, leur montée en puissance doit s'accompagner d'une montée en compétence, notamment à travers la formation. Dans ce cadre, les CHSCT doivent être en capacité de repérer les problématiques pertinentes de santé, de coordonner les différents partenaires auxquels ils peuvent faire appel, de construire un plan d'action. C'est là que se trouve leur expertise singulière centrée sur le travail.
F. C. : Sur la nécessité de travailler à la bonne articulation du CE et du CHSCT, je suis complètement d'accord avec vous. Par exemple, quel meilleur moyen de défendre l'emploi lors d'un plan de sauvegarde de l'emploi que de s'intéresser aux conditions de travail de " ceux qui restent " ?
Revenons aux forces et faiblesses des CHSCT. Ils ont de grands atouts. Ils sont proches du terrain et des situations de travail. Et si leurs missions sont complexes, elles restent centrées sur la question de la prévention et de l'amélioration des conditions de travail. Mais ils ont aussi des handicaps. Une élection directe renforcerait leur légitimité et obligerait les syndicats à leur consacrer plus d'attention. Du fait de l'absence de comité national dans les entreprises multi-établissements, les CHSCT ont les plus grandes difficultés à se coordonner. Le Code du travail pourrait évoluer sur ce point. Dans l'attente, des initiatives pourraient être prises. Pourquoi ne pas demander aux dirigeants des entreprises multi-établissements de réunir périodiquement les secrétaires de CHSCT pour présenter leur politique de santé au travail et en discuter avec eux ?
- 1
Voir Santé & Travail n° 74, avril 2011, page 13.