Où va la médecine du travail ?
Passée inaperçue dans la loi El Khomri, la réforme de la médecine du travail induit des changements majeurs dans le suivi des salariés. Mélissa Menetrier, ex-dirigeante de l'Association nationale des internes en médecine du travail, en débat avec Yves Struillou, directeur général du Travail.
Fin de l'aptitude, espacement des visites médicales, visite d'embauche déléguée à d'autres professionnels de santé, mais aussi facilitation du licenciement des salariés inaptes à tout poste... Ces mesures de la loi El Khomri ne sont-elles pas avant tout destinées à s'adapter à la pénurie de praticiens et à simplifier la gestion du personnel pour les employeurs, plutôt qu'à améliorer la prise en charge de la santé au travail et de la prévention ?
Yves Struillou : Si la contrainte que constitue la pénurie de médecins du travail est une réalité qui s'impose, l'ambition de la réforme engagée - qui prolonge celle de réformes antérieures - est de moderniser notre système de suivi de l'état de santé de chaque travailleur pour assurer à la fois son effectivité et sa pertinence. La réforme reste fidèle aux valeurs de l'article 1 de la loi de 1946 fondant ce système sur la prévention. Comme le disait Charles de Gaulle, "en notre temps où tout est mobile, il ne saurait y avoir de continuité sans adaptation"
La réforme tourne le dos à un suivi uniforme et systématique de l'aptitude des travailleurs, qui n'était pas pertinent, pour privilégier un suivi "à la carte", au plus près des besoins des travailleurs. Le médecin du travail détermine son protocole en fonction des risques caractérisant l'entreprise et des besoins individuels. Par ailleurs, cette réforme permet de dégager du temps médical, qui peut dès lors être consacré à la prévention primaire, à savoir l'action collective d'analyse des risques - aujourd'hui, seulement 25 % des fiches d'entreprise sont réalisées - et le conseil à l'employeur. Le suivi assuré par les professionnels de santé se fait sous l'autorité du médecin du travail, replacé au centre du système. Ce dernier peut à tout moment être consulté et intègre la surveillance médicale dans un protocole défini au plus près des situations individuelles et collectives de travail. Enfin, le salarié peut, dès qu'il le souhaite, solliciter une visite avec le médecin du travail.
S'agissant du licenciement, la loi a pour principal objet de sécuriser et de clarifier l'obligation de reclassement qui incombe à l'employeur dans certains cas particuliers, notamment lorsque l'inaptitude à tout poste est motivée par des risques psychosociaux, voire par un harcèlement, cas dans lesquels le reclassement dans la même entreprise est impossible.
Mélissa Menetrier : Cette réforme ne répond pas aux enjeux actuels de la santé au travail. La réorientation des travailleurs vers le médecin du travail lors de l'embauche peut être la source d'une potentielle discrimination puisque, si elle n'est pas faite tout de suite, elle rend visibles les difficultés du travailleur dans la période de fragilité du contrat de travail qu'est la période d'essai.
Le passage de la consultation à cinq ans ne devrait pas être la norme mais l'exception pour les travailleurs en bonne santé dans un bon environnement de travail. En théorie, c'est le médecin qui définit la périodicité ; en pratique, les directions des services de santé au travail poussent à une mise en oeuvre simpliste de la réforme, ce qui entraîne une dégradation des missions. Par exemple, concernant l'attribution du secteur à un médecin, les directions des services calculent le nombre théorique de consultations qu'il peut réaliser avec son infirmier à raison d'une visite par salarié tous les cinq ans et décident alors de l'effectif qui doit être pris en charge par ce médecin. Les besoins réels de santé du secteur et la charge de travail nécessaire ne sont pas pris en compte et le médecin se retrouve en difficulté pour exercer l'ensemble de ses missions.
S'agissant des inaptitudes, la réforme propose même au médecin du travail de statuer que l'état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi, alors que le médecin n'a à connaître que les postes de l'entreprise, ce qui pourrait poser problème au salarié par la suite.
A quand une vraie réforme de la santé au travail centrée sur les besoins de santé et nous replaçant au coeur du système de soins ?
Parmi les critiques de cette réforme, on peut lire qu'elle va changer le métier des médecins du travail. En particulier, en ne voyant plus en consultation l'ensemble des salariés mais uniquement des salariés exposés à des risques spécifiques, ils n'auraient qu'une vision très parcellaire du travail dans l'entreprise, ne connaîtraient plus les conditions de travail et auraient encore plus de difficulté à aller sur le terrain. Qu'en pensez-vous ?
M. M. : La connaissance des entreprises par le médecin du travail se base sur les informations recueillies lors des consultations et sur l'action en milieu de travail.
La pénurie de médecins et l'augmentation des effectifs suivis par le praticien ne nous permettent plus de réaliser seuls toutes les consultations. La création du binôme médecin-infirmier devrait permettre d'utiliser le temps médical pour ceux qui en ont le plus besoin et de conserver une connaissance des entreprises au sein du binôme. Pour être efficace, cela nécessite une confiance mutuelle, qui ne s'acquiert que si l'infirmier a pu suivre une formation universitaire en santé au travail et si l'organisation du service permet des temps de débriefing réguliers. Il faut aussi que le médecin ait du temps pour voir les salariés réorientés vers lui et que l'infirmier ait du temps pour aller en entreprise... Or c'est loin d'être le cas. Il est plutôt demandé aux infirmiers une rentabilité, voire un abattage de consultations.
La réforme retire aussi du temps au médecin pour réaliser des actions de prévention, car elle prévoit que la coordination de l'équipe soit réalisée sur le tiers-temps [NDLR : un tiers du temps de travail du médecin doit être consacré à l'action sur le terrain]. Or cette coordination est chronophage, notamment lors de la mise en place de l'équipe. Si le médecin se voit attribuer un effectif supplémentaire, il aura davantage de situations complexes ou critiques à traiter, d'inaptitudes à gérer. Ainsi, il ne reste que peu de place pour la prévention primaire.
La réforme pousse vers un médecin "manager", qui délègue la prévention primaire et ne connaîtra ses entreprises qu'à travers les rapports que lui fera l'équipe. Or l'action sur le milieu de travail est ce qui rend spécifique et attractive la discipline, notamment auprès des jeunes.
Y. S. : Il n'y a pas de changement de métier, mais un retour aux sources : le temps libéré par la réforme doit permettre au médecin du travail de renforcer sa présence en entreprise, dans le milieu de travail, notamment pour proposer des actions de prévention. Nombre de médecins estimaient justement que leur temps était "mangé" par celui consacré aux visites systématiques.
C'est au contraire par une vision globale de l'entreprise que le praticien pourra, dans le cadre du protocole qui organise l'action des professionnels de santé de l'équipe pluridisciplinaire, définir les conditions de suivi des salariés par ces professionnels et les éléments dont ils doivent lui faire part à la suite des visites d'information et de prévention.
Enfin, le nouveau dispositif crée la possibilité pour le médecin du travail de voir en visite médicale, à sa demande, un salarié si une alerte lui remonte, ce qui n'existait pas antérieurement.
Alors que, jusqu'au 1er janvier dernier, les recours contre les avis d'aptitude ou d'inaptitude du médecin du travail s'effectuaient devant le tandem inspecteur du travail et médecin-inspecteur du travail, vous avez souhaité les transférer aux conseils de prud'hommes, lesquels désigneront des médecins experts. Cette procédure fait l'unanimité contre elle. Comment justifier son intérêt ?
Y. S. : Le transfert du contentieux mis en place par la réforme permet, bien au contraire, de simplifier et d'unifier la procédure de contestation. On oublie un peu vite les effets, tant pour le salarié que pour l'employeur, de l'enchevêtrement des voies de recours entre les deux ordres de juridiction. La création d'un bloc de compétence au bénéfice du juge judiciaire permettra d'obtenir plus rapidement une décision sur le bien-fondé du licenciement lié à l'aptitude, sans attendre la décision du juge administratif.
Enfin, au-delà de cette unification du contentieux, la réforme - répondant sur ce point à des demandes des médecins du travail - met en place un dialogue renforcé entre le salarié, l'employeur et le médecin du travail, en amont de la formulation par ce dernier de ses avis et propositions, afin de traiter toutes les difficultés de compréhension ou de mise en oeuvre qu'ils pourraient induire, réduisant par là même le contentieux.
M. M. : Tout d'abord, je crains une augmentation importante des délais de procédure du fait de l'encombrement des tribunaux. Mais, ce qui m'inquiète, c'est le danger de divulgation du secret médical, car, pour garantir le respect de la procédure contradictoire en référé, le médecin expert peut demander au salarié la transmission du dossier médical à la partie adverse. Un employeur qui conteste pourra donc prendre connaissance des éléments médicaux en rapport avec l'affaire, ce qui n'est pas déontologique. Cette nouvelle procédure n'apporte aucune amélioration, au contraire !
De plus en plus de médecins du travail sont poursuivis par les employeurs devant le Conseil de l'ordre des médecins lorsqu'ils remplissent des attestations ou des certificats mettant en cause les conditions de travail. Parfois même lorsqu'ils font des alertes sur des risques entrant dans leurs obligations réglementaires. Cette stratégie judiciaire ne risque-t-elle pas de mettre à mal l'indépendance des médecins du travail ? N'est-il pas temps pour les pouvoirs publics d'intervenir ?
M. M. : Les plaintes des employeurs devant le Conseil de l'ordre sont de plus en plus fréquentes et concernent tous les écrits des médecins du travail : certificat, dossier médical, alerte... Le traitement de ces plaintes par les conseils départementaux diffère d'une région à l'autre. L'objectif est d'obtenir la condamnation du médecin pour enlever toute crédibilité à ses écrits et ne pas avoir à payer de lourdes indemnités au salarié. C'est une réelle atteinte à l'indépendance de toute la profession et une stratégie d'intimidation des employeurs, qui n'ont pas grand-chose à perdre à tenter cette procédure. Il faut que cela change.
Y. S. : A ma connaissance, l'Ordre des médecins n'observe pas d'augmentation des poursuites à l'encontre des médecins du travail, celles-ci paraissent concerner plus souvent des médecins traitants. Il encadre l'établissement de certificats ou d'attestations par les praticiens. Seul le médecin du travail est habilité à établir un lien entre les conditions de travail et l'état de santé. Et il doit constater lui-même les expositions avant de rédiger le certificat et fonder le lien entre celles-ci et l'état de santé du salarié sur des connaissances scientifiques.