Ouvrier sociologue, au service des syndicalistes
Jeune immigré portugais, Mario Correia a abandonné la plomberie pour étudier la sociologie dans les années 1980. Une discipline qu’il a enseignée et dont il partage les acquis avec des élus du personnel, dans le cadre de formations syndicales.
Embrassant la vue sur la cité phocéenne, depuis le 6e étage de l’Institut régional du travail (IRT) d’Aix-Marseille, situé sur la bruissante Canebière, Mario Correia, qui en a été le directeur jusqu’à septembre dernier, confie son principal regret : « La retraite, je n’aime pas ça ! J’ai mis trop longtemps à trouver un métier qui me plaisait. » Enseignant-chercheur, il donne encore, pour quelques jours, des cours aux élus du personnel qui viennent se former dans ce lieu, rattaché au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest) de l’université d’Aix-Marseille. « L’Institut est reconnu, avec des locaux dans une ville accessible et proche des centres de décision régionaux, défend-il. Il donne aux militants une formation unique en son genre : l’apport des sciences humaines sur des sujets aussi variés que la souffrance au travail ou l’égalité professionnelle femmes-hommes. Et ce, en tenant à distance la doxa des organisations. » Aussi, quand il regarde dans le rétroviseur, cet homme de 66 ans à l’allure juvénile ne peut s’empêcher de lâcher, mi-blagueur, mi-sérieux : « Pas mal pour un petit immigré portugais, non ? »
Parcours qualifiant
Arrivé en France à l’âge de 8 ans, on ne peut pas dire que Mario Correia, issu d’une famille paysanne, est un pur produit de la méritocratie scolaire. Viré du lycée d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), l’adolescent turbulent entre à la Compagnie générale des eaux (CGE) comme vérificateur de compteur, le premier échelon ouvrier. Adhérent à la CFDT, il devient délégué syndical à 27 ans. L’expérience fut éphémère : « Trop d’affrontements entre personnes, de batailles compliquées… je n’étais pas outillé pour ça », reconnaît-il. Il quitte la CGE, et après une formation de plombier, le voilà embauché chez un artisan. Un boulot guère plus satisfaisant que le premier. Le jeune homme s’investit donc au sein de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) d’Epinay-sur-Seine.
C’est le début des années 1980 : la gauche au pouvoir investit sur l’emploi des moins de 25 ans, avec des stages d’insertion professionnelle : « La seule compétence demandée pour les encadrer, c’était d’être proche de ce public et disponible ! », se souvient Mario Correia. Cette expérience de coordonnateur des « stages Schwartz », en 1982-1983, et son travail d’alphabétisation des immigrés lui permettent d’accéder à un dispositif de formation des formateurs. Et de commencer un parcours qualifiant avec, en 1988, un diplôme des hautes études de la pratique sociale (DHEPS). « J’ai découvert Pierre Bourdieu. Une révélation intellectuelle qui a mis du sens dans tout ce que j’avais vécu. J’ai décidé de travailler jour et nuit pour devenir sociologue. » Après son doctorat, il postule à l’université Paris 1. Franchir les portes de la Sorbonne est une émotion mais « enseigner la sociologie du travail à des étudiants qui n’ont jamais bossé », une frustration. Il demande son rattachement à l’Institut des sciences sociales du travail (ISST) de Paris 1, où l’on forme des syndicalistes. Il en sera le directeur adjoint avant de rejoindre comme enseignant l’IRT d’Aix-Marseille en 2004, dont il prendra la direction cinq ans plus tard.
Auprès des élus de terrain, Mario Correia se sent à l’aise, avec le sentiment de « faire de la sociologie utile ». Créés à la fin des années 1950, à l’initiative de l’historien du droit Marcel David, qui constatait que les élus du personnel ne négociaient pas à égalité avec le patronat, les instituts régionaux du travail1
ont nourri intellectuellement des générations de militants. Jean-Yves Sabot, en charge de la formation à FO-Métallurgie, souligne l’importance du partenariat existant depuis 2006 avec l’IRT d’Aix-Marseille, qui donne un accès à la connaissance universitaire pour ceux qui n’ont pas fait d’études : « Comme directeur, Mario s’est investi pour que ce programme avec notre fédération perdure. C’est un homme chaleureux, d’un humanisme profond, et un enseignant de grande valeur. Son expérience de vie parle à nos stagiaires. » « Son lien réel avec la pratique de syndicaliste et de travailleur fait qu’il sait partager avec les militants, renchérit Jérôme Gautié, professeur d’économie à Paris 1 et ancien directeur de l’ISST. Il n’a pas une vision scolaire de la sociologie. »
Un héritage incertain
A l’Institut d’Aix-Marseille, quelque 500 personnes sont formées chaque année, sur la base de contenus élaborés à partir des demandes des organisations, calés sur les besoins des élus de terrain. Il y a aussi des représentants du personnel non syndiqués, dans le cadre d’un programme financé par la direction régionale de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (Dreets).
Mais le devenir des IRT est questionné depuis quelque temps. Les choses ont changé depuis les Trente Glorieuses : « Avant, on faisait des sorties culturelles avec les stagiaires le soir, rappelle Mario Correia. Mais cet esprit d’émancipation de la classe ouvrière s’est un peu perdu. Notamment parce que le niveau de formation initial des militants est plus élevé. » Autre source d’inquiétude : leur vieillesse. Ceux qui passent sur les bancs de l’IRT ont plus de 50 ans. Et aucune organisation ne trouve la martingale pour attirer des jeunes : « Ceux-ci ont un rapport plus individualisé au travail, estime-t-il. Ils s’engagent mais sur des périodes plus courtes, dans des mouvements moins structurés, de type Nuit debout. » Pour Jérôme Gautié, il faut « mettre au crédit de Mario d’avoir bien défendu l’Institut auprès de la présidence de l’université, en prouvant son utilité et sa neutralité ». C’est l’héritage du jeune plombier devenu sociologue par la formation continue qui, pendant sa carrière, a tout de même ressenti « un certain mépris de classe ».
- 1Conformément à leurs missions, définies à la fois par le Code du travail et le Code de l’éducation, dix instituts régionaux, et nationaux pour deux d’entre eux, assurent la formation des militants syndicaux dans le cadre du congé de formation économique, sociale et syndicale prévu à l’article L. 3142-7 du Code du travail.