Ouvriers : des années de vie en moins, des troubles en plus
Les ouvriers vivent six ans de moins que les cadres et dix ans de moins sans incapacité. Ce constat établi par une récente étude démographique reflète des inégalités à la fois dans l'exposition aux risques et dans la gestion des problèmes de santé.
Six années séparent encore l'espérance de vie d'un homme cadre de 35 ans et celle d'un ouvrier du même âge ; la différence est de deux ans chez les femmes. Tel est le constat publié en janvier dernier par l'Institut national des études démographiques (voir " A lire "). L'étude de l'Ined, qui exploite les données de l'enquête décennale santé menée en 2003 par l'Insee, montre qu'à ces inégalités bien connues s'ajoutent des différences dans la qualité des années vécues, exprimée par la santé fonctionnelle : à 35 ans, les ouvriers ne bénéficient que de 24 années sans incapacité physique ou sensorielle (60 % de leur espérance de vie), contre 34 années pour les cadres (73 % de leur espérance de vie).
Ce type d'inégalités s'applique à toutes les catégories de professions (voir graphique ci-contre) : plus l'espérance de vie est courte, plus les années d'incapacité sont nombreuses. Seuls les agriculteurs se distinguent, avec une espérance de vie proche de celle des cadres mais autant d'années d'incapacité que les ouvriers. Par ailleurs, les différences sociales perdurent après 60 ans, témoignant d'un effet de long terme de la catégorie professionnelle. Ces inégalités concernent aussi les autres formes d'incapacité, celles qui reflètent des répercussions sur les activités du quotidien : à 35 ans, les cadres vivent en moyenne huit ans de plus que les ouvriers sans gêne dans les activités et sept ans de plus sans dépendance.
De tels résultats ne tombent pas sous le sens. Une vie plus longue peut aller de pair avec un plus grand risque de troubles de santé, comme on l'observe pour les femmes, qui ont une survie plus importante avec des problèmes fonctionnels. Mais ce n'est pas le cas des catégories sociales : l'espérance de vie plus courte des ouvriers ne les soulage pas d'années de mauvaise santé.
Dégradation de la santé : des mécanismes à plusieurs vitesses
Les inégalités sociales de santé et d'espérance de vie s'expliquent par des différences dans les mécanismes de dégradation de l'état de santé. Elles opèrent d'abord au niveau des expositions aux risques de maladies et accidents, puis dans les chances de repérer et soigner ces problèmes ou d'en limiter les répercussions, en termes d'incapacité et de handicap ou de décès. Il est possible de décomposer ces mécanismes pour comprendre à quel niveau se situent les différences et à quoi les attribuer. Le champ des incapacités se prête bien à ce découpage : des différences peuvent être mises en évidence dans le risque d'avoir des altérations fonctionnelles et dans celui que ces altérations induisent des gênes dans les activités, selon la façon de les compenser (aides techniques, adaptation du domicile, du poste de travail...).
Des inégalités existent effectivement dans le type d'atteintes fonctionnelles. Les ouvriers présentent deux fois plus de problèmes physiques que les cadres, problèmes qui sont plus souvent cumulés avec des altérations sensorielles et exposent davantage à des gênes dans les activités ; les agriculteurs et les employées sont aussi plus touchés par ce type de limitations (voir graphique page 44). On montre aussi que les atteintes physiques et sensorielles déclarées par les ouvriers s'accompagnent plus souvent de gênes dans les activités que celles déclarées par les cadres. Ce résultat s'explique en partie par des différences dans les ressources mobilisables pour compenser des altérations et se prémunir des gênes1
Concernant la mortalité, on retrouve ce mécanisme d'inégalités à deux niveaux : exposition aux risques et gestion des problèmes de santé. Les différences découlent en effet principalement de causes de décès dites " évitables ", c'est-à-dire que les connaissances actuelles permettent à certains de s'en prémunir ou d'en réchapper : maladies cardiovasculaires, cancers du poumon, maladies pulmonaires chroniques obstructives, dans une moindre mesure accidents, suicides, homicides pour les hommes et, de plus en plus, diabète et pathologies respiratoires. Dès lors, les inégalités liées à ces causes relèvent bien de différences en matière de prévention et de protection des personnes vis-à-vis d'accidents ou d'expositions délétères (au travail ou dans la vie quotidienne), mais aussi en matière de prise en charge des troubles et maladies.
Des disparités de mortalité liées aux mobilités
Les professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) dessinent une hiérarchie très nette de l'espérance de vie et de l'espérance de vie sans incapacité, en particulier chez les hommes, pour lesquels le contexte social est bien représenté par la profession. Ces catégories sont larges et hétérogènes au regard des caractéristiques des individus qui les composent : ancienneté et carrière, qualification, origine sociale ou situation familiale. Même si ces caractéristiques sont liées, elles constituent chacune des contextes particuliers qui conditionnent l'état de santé et sont sources de différences au sein même des catégories : elles permettent de comprendre comment se construisent les inégalités de santé.
Dans ce cadre, au sein des PCS, des disparités de mortalité liées aux trajectoires professionnelles ont été mises en évidence. Chez les hommes, les " mobiles " sont soumis à un risque situé entre ceux des catégories d'origine et de destination, mais plus proche de celui qui prévaut à destination ; ce résultat se vérifie quelles que soient les trajectoires, plutôt favorables (promotion) ou plutôt défavorables (déclassement). Chez les femmes, la profession qualifie moins bien le contexte social que chez les hommes2 : les écarts sont moins marqués et seules les mobilités " descendantes " se distinguent par une surmortalité. On retrouve donc ce qui avait été plus spécifiquement observé pour les mobilités vers le chômage ou l'inactivité. Cette surmortalité est liée en partie au fait que ces trajectoires touchent plus fréquemment ceux qui ont déjà un contexte de vie moins favorable au sein de la catégorie (carrière instable, faible qualification...) ou sont en mauvaise santé. Par ailleurs, les conditions de vie matérielles et psychologiques qu'induisent ces mobilités défavorables peuvent aussi se révéler délétères et accroître le risque de mauvaise santé.
Ainsi, les disparités à l'intérieur de chaque catégorie démontrent des interactions entre les caractéristiques individuelles, les parcours et la santé. Ces interactions relèvent en partie de processus de sélection, les " mobiles " pouvant rejoindre les catégories qui correspondent à leurs caractéristiques. Elles relèvent également des expositions protectrices ou délétères qu'ont connues les personnes au cours de leur carrière et des " contextes " traversés ; ces derniers peuvent aussi, au fil des parcours, améliorer la gestion de la santé ou imposer de nouvelles contraintes, limitant par exemple les possibilités de prise en charge (perte de revenu, de couverture complémentaire...). On explique ainsi les risques de mortalité associés aux mobilités, qui semblent être marqués par les contextes prévalant à l'origine et à destination.
Les conditions de travail en cause
Les relations entre l'état de santé et les conditions de travail ont été maintes fois étudiées. L'exposition à des produits nocifs, au bruit ou aux vibrations, les postures pénibles, les tâches répétitives, les horaires décalés, les facteurs psychosociaux (pouvoir de décision, satisfaction de la rémunération, reconnaissance, contraintes de temps, apport de connaissances...) ont des effets délétères avérés. Différentes maladies, comme certains cancers, ou des troubles et altérations fonctionnelles leur sont associés : pertes d'audition, troubles du sommeil, traumatismes, troubles musculo-squelettiques. Bien qu'il soit difficile d'isoler et de mesurer la part attribuable aux expositions professionnelles, leur rôle apparaît de plus en plus patent à mesure qu'on développe des dispositifs permettant de les surveiller3
Ces expositions délétères peuvent toucher toutes les PCS4 . Le stress au travail ou les contraintes de temps, par exemple, concernent de nombreux métiers. Mais on suppose que le cumul des facteurs délétères accroît le risque de maladie ou d'accident. A l'inverse, une balance des contraintes professionnelles par des facteurs protecteurs, au travail ou en dehors, permettrait de limiter ou de compenser les répercussions sur la santé. Ces effets de cumul ou de balance peuvent expliquer les risques de mortalité " modulés " par les mobilités professionnelles. C'est aussi dans ce cadre que peut être interprété le paradoxe des agriculteurs, qui connaissent autant d'années d'incapacité que les ouvriers malgré une espérance de vie bien plus élevée : ces métiers se caractérisent par des conditions de travail en partie sources de troubles fonctionnels (tâches physiques, en extérieur, contraintes de temps...), mais aussi en partie protectrices (propre gestion de son temps, apport de connaissances, reconnaissance...).
Plus largement, le contexte de vie dans son ensemble, lié au contexte professionnel notamment par la rémunération, les horaires de travail ou le réseau social, permet de comprendre les inégalités inter- et intracatégories. Les conditions matérielles ou le lieu de résidence peuvent avoir des effets directs sur la santé à travers des expositions diverses (précarité, pollutions, accidents...) ou d'autres dimensions telles que le degré d'équipement (services médicaux, sociaux, transports) ou les facteurs psychosociaux (sentiment de solidarité, de sécurité, accès à l'information, soutien social...)5 . Par ailleurs, les conditions de vie, de travail et de logement peuvent être liées à des pratiques à risque : le manque de moyens et d'information, le mal-être et l'anxiété sont autant de facteurs entraînant un défaut de prévention et des difficultés d'accès aux soins ou pouvant encourager les prises de risque, la consommation de tabac, d'alcool ou de psychotropes. Ces pratiques sont communes à différents groupes sociaux ou métiers, ne serait-ce que par des causes transversales telles que le stress. Cependant, là encore, le cumul des facteurs de risques expose davantage les catégories les moins favorisées à une cristallisation de ces risques en maladies et de ces maladies en incapacité.
Nécessité d'une réponse plurielle
Ainsi, les inégalités sociales d'espérance de vie et d'espérance de vie en bonne santé sont dues à des différences d'exposition à toutes sortes de risques (maladies ou accidents) sur le lieu de travail et dans la vie quotidienne, à un instant donné et au fil du temps. Mais elles tiennent aussi à des différences dans les ressources individuelles, environnementales ou sociales dont chacun dispose pour se protéger, repérer, puis soigner les problèmes de santé et conserver une bonne qualité de vie.
Au-delà des facteurs jouant au niveau des expositions, d'autres interviennent dans la gestion des problèmes de santé, expliquant des inégalités à double détente. Par ailleurs, quelques-uns de ces facteurs peuvent toucher toutes les PCS, mais leur cumul explique une survenue plus systématique de maladies et accidents ainsi que des conséquences plus lourdes pour certaines catégories. On comprend également que les inégalités sociales de santé relèvent de l'intrication des situations sociales, problèmes de santé et trajectoires, au cours de la vie. Ces éléments soulignent la diversité des déterminants en cause et la nécessité d'une réponse plurielle au problème des inégalités sociales face à la santé. Ils montrent, enfin, tout l'intérêt d'analyser le rôle des facteurs professionnels, dont on connaît de mieux en mieux les effets directs ou indirects sur la santé et l'espérance de vie.
- 1
Voir " Problèmes fonctionnels et incapacités chez les plus de 55 ans : des différences marquées selon les professions et le milieu social ", par Emmanuelle Cambois et Jean-Marie Robine, Etudes et résultats n° 295, mars 2004.
- 2
Pour bon nombre de femmes, en particulier celles appartenant à des générations âgées dans lesquelles beaucoup n'ont pas travaillé, le statut professionnel occupé à une date donnée ne reflète pas bien leur contexte social.
- 3
L'Institut de veille sanitaire (InVS) développe notamment le projet Cosmop (Cohorte pour la surveillance de la mortalité par profession). Voir également Conditions de travail selon l'activité professionnelle dans l'enquête décennale santé 2003 de l'Insee, par Christine Cohidon et Gaëlle Santin, rapport de l'InVS, 2007.
- 4
Voir " L'exposition aux risques et aux pénibilités du travail de 1994 à 2003. Premiers résultats de l'enquête Sumer 2003 ", par Bernard Arnaudo et al., Premières Synthèses n° 52, décembre 2004.
- 5
Voir " Les déterminants sociaux de la santé : apports récents de l'épidémiologie sociale et des sciences sociales de la santé ", par Marcel Goldberg et al., Sciences sociales et santé vol. 20, n° 4, décembre 2002.
" La "double peine" des ouvriers : plus d'années d'incapacité au sein d'une vie plus courte ", par Emmanuelle Cambois, Caroline Laborde et Jean-Marie Robine, Population et sociétés n° 441, janvier 2008.
" Parcours professionnels et mortalité en France ", par Emmanuelle Cambois et Caroline Laborde, in A propos du " travail soutenable ", rapport de recherche du Centre d'études de l'emploi (à BiblioItemître).
" La mortalité ", par Eric Jougla et al., et " Santé au travail ", par Serge Volkoff et Annie Thébaud-Mony, in Les inégalités sociales de santé, La Découverte/Inserm, 2000.