Pas facile de surveiller les cancers professionnels
L’annonce récente par Santé publique France de la mise en place future d’un système de surveillance des cancers d’origine professionnelle suscite des interrogations sur la validité du dispositif. Une démonstration de plus de la difficulté à rendre visibles les atteintes à la santé liées au travail.
« Identifier les groupes professionnels à risque accru de cancers. » C’est l’objectif affiché par Santé publique France, concernant la mise en place d’un système de surveillance national des cancers professionnels, dénommé Sicapro. Un objectif que l’agence se propose d’atteindre en croisant les données médicales issues des registres des cancers avec celles sur la carrière professionnelle des victimes, fournies par la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav). Cette dernière centralise en effet les données relatives à la carrière des assurés, afin de calculer leur retraite. Publiée à la fin du mois de septembre, une étude de faisabilité d’un tel système de surveillance conclut qu’il serait « efficace, en dépit des limites mises en évidence lors de la phase pilote ».
Première limite : la population couverte par la Cnav. « Actuellement, seul l’historique de carrière des personnes affiliées au régime général de la Sécurité sociale est complet et disponible, alors que les informations sur les personnes affiliées aux autres régimes ne sont renseignées qu’au moment du départ en retraite, détaille Pascal Guénel, épidémiologiste, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et conseiller scientifique sur le projet Sicapro. Certaines informations sur les professions exercées sont aussi de mauvaise qualité et inexploitables. »
Biais et lacunes
La précision des données fournies par la Cnav peut constituer un frein. « Elles sont très limitées, estime Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice honoraire de recherche à l’Inserm et spécialiste des cancers professionnels. Elles donnent le nom de l’employeur et les périodes valides au cours desquelles on a travaillé. Mais la raison sociale d’une entreprise ne dit rien de ce qu’elle fait, ni de la division du travail. Le marché du travail s’est complètement transformé ces vingt dernières années, avec une explosion de la sous-traitance et du travail intérimaire, où se concentrent l’essentiel des expositions aux cancérigènes. Or cela n’apparaît pas dans les données de la Cnav. Et cela passera donc sous les radars de la surveillance. » « Les données de la Cnav sont très elliptiques, juge également Christophe Paris, professeur de médecine du travail à Rennes. Elles ne disent rien sur les expositions réelles. C’est un biais méthodologique important. Il y a aussi le biais du travailleur sain : on sait qu’il y a une sous-incidence des maladies parmi les gens qui se maintiennent au travail, parce qu’ils sont en meilleure santé que les autres. »
Pour le praticien, l’idée de plancher sur un système de surveillance est « intéressante », mais les données initiales choisies sont « trop lacunaires ». Ces lacunes expliquent les résultats de l’étude préliminaire, qu’il juge « décevants » : « On n’a pas de secteurs en sur-incidence de cancers bronchiques, alors que certains sont d’ores et déjà connus pour l’être, comme celui de la construction par exemple ; ou encore celui de l’industrie manufacturière. » « Ne pas avoir de sur-incidence de cancers pour les mécaniciens auto, comme le disent les résultats de l’étude de Santé publique France, c’est aberrant, estime aussi de son côté Annie Thébaud-Mony. Ils font partie des professionnels que l’on retrouve en nombre au sein du Giscop 93. » Ce groupement d’intérêt scientifique, co-créé en 2002 par Annie Thébaud-Mony, mène une enquête auprès de patients atteints de cancers en Seine-Saint-Denis, afin de documenter une éventuelle origine professionnelle.
Un dispositif à améliorer
« Une prochaine étape consistera à utiliser des matrices emploi-exposition, afin d’estimer les expositions à des substances cancérogènes », avertit de son côté Santé publique France. Ce nouvel élément permettrait-il de surmonter les limites des informations fournies par la Cnav ? Pas sûr, selon Christophe Paris : « Ces matrices emploi-exposition ne mentionnent pas forcément les codes PCS [professions et catégories socioprofessionnelles, NDLR]. On aura donc toujours des données manquantes. » « Les matrices emploi-exposition sont établies à partir de la littérature scientifique, ajoute Annie Thébaud-Mony. Elles ne sont pas basées sur les conditions réelles de travail, et elles ne parlent pas, elles non plus, de la sous-traitance, par exemple. » L’enrichissement à venir des données de la Cnav pourrait néanmoins améliorer le dispositif. « Elles devraient permettre de récupérer à l’avenir des données complètes sur l’ensemble de la population et de meilleure qualité sur les professions, qui permettront d’aller plus loin dans l'identification des secteurs et activités à risque. Ce qui est encourageant pour une mise en place pérenne du système de surveillance des cancers professionnels », déclare Pascal Guénel.
Encore faut-il que le projet de système de surveillance voie vraiment le jour. Son déploiement n’est pas envisagé avant 2024, a priori. « La surveillance participe du système de vigilance globale des cancers professionnels et elle apporte toujours des éléments nécessaires à la connaissance de ces maladies, confirme Christophe Paris. Mais les priorités restent la prévention et la traçabilité des expositions ; afin que l’on ne soit pas obligés de passer par les systèmes encadrant le versement des pensions de retraite pour reconstituer des carrières. » Qu’en pense Santé publique France ? Difficile à dire. Sollicitée à plusieurs reprises par Santé & Travail, l’agence ne nous a pas répondu.