Pénibilité en Europe : les pays nordiques misent sur la qualité d'emploi des seniors
Réduire la pénibilité et ainsi maintenir les seniors en emploi : la stratégie des pays nordiques semble efficace, selon une exploitation de l'enquête européenne Share. Et au total, les plus de 50 ans se disent davantage satisfaits au travail que leurs homologues français.
Les seniors européens sont-ils heureux dans leur travail ? Une étude exploitant l'enquête européenne Share (voir encadré page 45) et portant sur la population des 50-64 ans en emploi dans onze Etats apporte sur ce thème des éléments de comparaison entre pays. Elle passe en revue les facteurs susceptibles d'expliquer les écarts de satisfaction observés, en s'attachant en particulier à évaluer le rôle des conditions de travail et celui de la santé.
La question de la satisfaction des seniors dans leur travail comporte un enjeu politique majeur : celui de leur maintien en emploi, notamment quand leur santé est fragile. Les objectifs d'augmentation du taux d'emploi des 55-64 ans fixés par l'Union européenne ne sont plus guère contestés, du fait des besoins de financement des retraites et de l'allongement de l'espérance de vie en bonne santé. Mais les débats sont vifs sur leur mise en oeuvre et les stratégies à adopter pour reculer le départ en retraite dans les pays où les taux d'emploi des seniors sont très faibles - pays parmi lesquels figure la France (voir graphique ci-contre). Quel sera alors l'effet de politiques visant à allonger la durée d'activité sur les seniors de santé fragile et/ou subissant des conditions de travail pénibles ? On peut craindre, en particulier, une accentuation des contraintes qu'ils subissent si les mesures restreignant les possibilités de sortie de l'emploi ne s'accompagnent pas de dispositions promouvant leur employabilité et l'aménagement des postes de travail.
Activité courte, mais intense
Peut-on allonger la durée d'activité par l'amélioration des conditions de travail ? Ou, au contraire, l'intensification du travail se réduira-t-elle mécaniquement par l'allongement de la durée d'activité ? Le cas de la France, où celle-ci est courte mais intense, est particulièrement intéressant et inquiétant à cet égard. La récente succession de suicides a dramatiquement fait ressurgir dans l'actualité les problèmes de souffrance au travail. Mais la question de la pénibilité et de la santé au travail des seniors reste relativement marginale dans les débats publics. Les politiques de maintien en emploi ont principalement reposé sur des incitations financières et une restriction de l'accès aux dispositifs de cessation anticipée d'activité. La gestion de la pénibilité par la sortie d'activité est encore fortement ancrée dans les discours et les pratiques.
A contrario, certains pays européens ont fait de la soutenabilité du travail un axe majeur de leurs stratégies et ont mené des politiques volontaristes d'amélioration de la qualité de l'emploi. La Finlande est à ce titre exemplaire, puisque ce pays a réussi à s'extraire en quelques années d'une " culture de sortie précoce " et a fortement augmenté son taux d'emploi des seniors. Ce succès découle d'un contexte économique favorable, d'une politique d'amélioration des conditions de travail et de la formation continue, ainsi que d'incitations financières au maintien en emploi, alors même que l'âge légal de retraite a été abaissé de 65 à 63 ans. Les Pays-Bas constituent un autre exemple de réussite de promotion de l'emploi des seniors. Cette fois, l'accent a été mis avant tout sur le temps partiel : la part de seniors bénéficiant d'horaires allégés est près de trois fois supérieure à la moyenne européenne. Enfin, dans un contexte économique et institutionnel plus proche de la France, on peut citer le cas de l'Allemagne, dont le taux d'emploi des 55-64 ans, relativement faible jusqu'en 2004 (environ 40 %), a fortement augmenté dans les années récentes pour dépasser la barre des 50 % en 2007.
Si l'on s'attarde sur la situation des seniors européens qui se déclarent en emploi, on note tout d'abord que cette population est globalement satisfaite de son travail. Ce constat est encourageant. D'une part, parce que le travail reste une source de satisfaction pour la plupart des individus et, d'autre part, parce que le fait de vieillir ne rend pas malheureux, au contraire : les études sur le bonheur montrent que les seniors sont en moyenne plus satisfaits vis-à-vis de la vie que les 30-50 ans.
On ne peut pas conclure pour autant que les seniors sont protégés des contraintes. Ces bons niveaux de satisfaction sont aussi le fait d'un effet de sélection : les personnes les plus insatisfaites de leur travail sont davantage susceptibles d'avoir déjà quitté leur emploi. Ces sorties de l'emploi sont difficiles à identifier, parce qu'elles peuvent emprunter des voies diverses. En attendant la liquidation de la retraite, les seniors qui cessent leur activité parce qu'ils ne la supportent plus, notamment du fait de son incompatibilité avec des problèmes de santé, peuvent transiter par des dispositifs plus ou moins spécifiques. Les Etats européens ont des pratiques très différentes pour gérer ces sorties. Ainsi, dans les pays nordiques (Danemark, Suède, Pays-Bas et Royaume-Uni), l'usage des dispositifs d'invalidité est très développé, avec des taux compris entre 10 % et 16 %, alors que, par exemple, moins de 3 % des seniors autrichiens sont en invalidité. Dans les pays où les conditions d'accès à ces dispositifs sont plus strictes, comme la France ou l'Allemagne, les seniors ont davantage recours à d'autres voies : préretraites, chômage et dispense de recherche d'emploi, ou encore inactivité, en particulier pour les femmes. Enfin, l'absentéisme et les congés maladie de longue durée constituent des moyens de sortie encore moins visibles.
Pouvoir se projeter dans l'avenir
La part de seniors assez, voire très insatisfaits est loin d'être négligeable. Parmi eux, beaucoup cumulent des conditions de travail pénibles et un mauvais état de santé.
En prenant en compte tous les aspects dont on dispose sur la santé et les conditions de travail déclarées des individus, il est possible d'établir un niveau global de " satisfaction " pour les individus et d'observer ensuite ce qui y contribue le plus. On constate que ce sont avant tout certains aspects du travail qui sont importants, et en particulier le sentiment de récompense (reconnaissance reçue au travail, sentiment de percevoir un salaire adéquat, soutien reçu dans les situations difficiles) et la latitude décisionnelle (liberté d'effectuer son travail comme on le souhaite, possibilité de développer de nouvelles compétences). Les seniors doivent aussi pouvoir se projeter dans leur avenir, notamment ne pas craindre de voir leur santé limiter leurs capacités de travail et ne pas souhaiter prendre leur retraite le plus rapidement possible. Ces facteurs sont plus importants que ceux qui portent sur la pression ressentie : une pression temporelle modérée et un temps de travail hebdomadaire supérieur à 40 heures sont compatibles avec un niveau de satisfaction correct. En d'autres termes, les seniors peuvent s'accommoder d'apporter une grande contribution au travail, dans la mesure où ces efforts sont compensés par des rétributions financières et sociales à la hauteur.
Le niveau de satisfaction varie fortement en fonction des caractéristiques d'emploi. Les personnes peu qualifiées ont les profils de santé et de pénibilité les plus mauvais ; à mesure que le niveau d'éducation augmente, la santé, la satisfaction et les perspectives s'améliorent. On obtient le même constat si l'on regarde la catégorie professionnelle : une satisfaction plus élevée est ressentie au sein des métiers les plus qualifiés et les moins physiques, et surtout là où les individus supervisent d'autres salariés. Les salariés du privé sont moins satisfaits que les fonctionnaires, et beaucoup moins que les indépendants, très satisfaits malgré un temps de travail plus élevé. En revanche, l'âge, le statut marital et le genre sont moins associés à des différences importantes de satisfaction. Les hommes et les femmes se distinguent davantage sur la santé ; le risque de dépression, notamment, est beaucoup plus élevé chez les femmes.
Trois zones géographiques
Dans l'analyse comparative, trois groupes de pays se dégagent. Le premier inclut les pays scandinaves (Danemark et Suède) et les pays d'Europe continentale (Allemagne, Autriche, Belgique). La pression au travail y est importante, mais le soutien et la reconnaissance semblent compenser ces effets : la satisfaction y est bonne, voire très bonne (Suède et Danemark). Le deuxième groupe comprend les Pays-Bas et la Suisse, qui sont les pays continentaux de réussite en termes de taux d'emploi des seniors. La pression au travail y est faible et les salaires adéquats, mais le sentiment de sécurité est moins exprimé qu'ailleurs. Enfin, les pays d'Europe du Sud (Italie, Espagne et Grèce) et la France composent le troisième groupe. En dehors d'un sentiment de sécurité plus élevé, les aspects de qualité de l'emploi y sont plus mauvais que dans les autres groupes, en particulier en termes de manque de reconnaissance et de perspectives.
Malgré la simplification qu'elle implique, cette classification est frappante au moins à deux égards. Premièrement, la satisfaction est meilleure dans les pays nordiques, alors que les seniors en emploi y sont plus âgés et par conséquent en moins bonne santé (voir graphique page 44). Dit autrement, la qualité et la quantité de l'emploi sont compatibles, et la stratégie nordique d'emploi des seniors semble faire ses preuves : de bonnes conditions de travail y compensent la dégradation de la santé liée au vieillissement de la main-d'oeuvre. Deuxièmement, la position de la France est frappante et particulièrement défavorable : elle se trouve dans le groupe des pays méditerranéens, où les conditions de travail déclarées sont plus mauvaises que dans les pays d'Europe continentale. Or, en dehors du risque de dépression et de la santé déclarée, les niveaux de santé dans les pays du Sud (maladies chroniques, limitations) sont comparables, voire meilleurs qu'en Suède ou au Danemark.
Ainsi, malgré des niveaux de santé relativement comparables et un âge moyen plus faible, les seniors français déclarent de plus mauvaises conditions de travail que leurs voisins continentaux. Si l'on admet - et cela semble raisonnable - que les écarts entre pays ne s'expliquent pas uniquement par le fait que les Français soient plus râleurs que leurs voisins, ces résultats indiquent que les plus de 50 ans y sont moins bien protégés de l'intensification du travail.
" Santé et pénibilité en fin de vie active : une comparaison européenne ", par Catherine Pollak (2009), Document de travail n° 120, juin 2009, Centre d'études de l'emploi.