Perturbateurs endocriniens, une prévention toujours insuffisante
Afin de mieux protéger la santé des salariés exposés aux perturbateurs endocriniens, un rapport de deux inspections générales préconise d’appliquer à ces produits la même réglementation que sur les substances cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques.
« Réduire l’exposition de la population et de l’environnement » : telle était l’ambition de la seconde stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens (SNPE 2). Mais selon un récent rapport de l’inspection générale interministérielle du secteur social (Igas) et de l’inspection générale de l’environnement et du développement durable (Igeed), les effets de cette stratégie sont « modestes » et son efficacité « limitée ».
Le manque d’information sur la dangerosité des perturbateurs endocriniens semble généralisé, et il est particulièrement problématique pour les salariés des secteurs sur-exposés à ces composés chimiques : santé, nettoyage, industrie chimique, agriculture, soins esthétiques. « Il reste beaucoup à faire en termes de formation dans ces activités à risques, explique Tony Musu, expert à l’institut syndical européen (Etui). Les représentants syndicaux sont eux-mêmes très peu informés sur la question des perturbateurs endocriniens, alors qu’ils savent ce qu’est un cancérogène. » Le rapport de l’Igas-Igeed insiste par ailleurs sur la nécessaire formation des cadres et dirigeants des secteurs productifs, à même de prendre les décisions concernant les process de fabrication incluant, ou non, des perturbateurs endocriniens (PE).
Une seule solution, la substitution
Trop souvent ignorés, les effets sanitaires des PE sont nombreux, et souvent graves. Dérégulant le système hormonal, ils peuvent provoquer des cancers hormono-dépendants comme celui du sein, de la prostate ou de la thyroïde mais aussi de l’infertilité, de l’obésité ou encore du diabète. La situation de celles et ceux qui travaillent dans les milieux à risque est d’autant plus inquiétante que leur exposition professionnelle se double d’une exposition quotidienne ; les perturbateurs endocriniens sont en effet omniprésents dans nos environnements via l’alimentation, les détergents, solvants, fils et câbles électriques, produits cosmétiques, objets en plastique, etc.
« Il y a un consensus scientifique autour du fait que les PE sont des toxiques sans seuil, souligne Tony Musu. Cela signifie que n’importe quelle dose peut avoir un effet néfaste. Les faibles doses peuvent même avoir des effets plus importants que les fortes doses. » Il semblerait donc peu pertinent de réduire l’exposition via des VLEP (valeurs limites d'exposition professionnelle) comme l’a recommandé l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en 2022 pour deux perturbateurs endocriniens (le méthyl tert-butyl éther- MTBE et l'éthyl tert-butyl éther – ETBE utilisés dans l’industrie pétrolière). La substitution apparaît comme la plus protectrice des mesures, mais sur ce sujet « les objectifs de la SNPE2 n’ont clairement pas été atteints », regrette le rapport de l’Igas-Igeed. Sollicitée sur ce sujet par Santé & Travail, l’Anses n’a pas donné suite, à l’heure où nous publions, à notre demande d’entretien.
Du côté des professionnels de santé, à même de repérer des cancers professionnels, seulement « quelques progrès ont été faits en matière de formation continue », relèvent l’Igas et l’Igeed. La plupart d’entre eux continuent de méconnaître les dangers des perturbateurs endocriniens et ne peuvent informer les salariés exposés. La situation est singulièrement préoccupante pour les femmes enceintes des secteurs à risque, santé et soins esthétiques notamment où elles sont sur-représentées. Or, la vie in utero est un moment charnière au regard de la toxicité de ces produits : les jeunes organismes en développement sont très vulnérables aux effets des perturbateurs endocriniens.
Espoirs du côté de l’Europe
Deux récentes décisions européennes pourraient apporter aux salariés la protection qui leur fait pour le moment défaut. Fin 2022, le règlement relatif à la classification, à l'étiquetage et à l'emballage des substances chimiques a été modifié : il impose la mention des perturbateurs endocriniens présents. « C’est une avancée importante, car les salariés vont pouvoir les repérer plus facilement », estime Tony Musu. Problème : cette nouvelle obligation n’entrera en vigueur qu’en mai 2025.
Autre avancée : celle qui découle de la décision belge d’appliquer la même réglementation pour les PE que pour les substances cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). « Lors de la révision de cette directive en 2022, qui a étendu la protection des salariés aux substances reprotoxiques, la Belgique en a profité pour l’étendre également aux PE, détaille Tony Musu. C’est une très belle avancée, la plus notable de toute. » Depuis juillet 2023, dès que les employeurs belges ont connaissance d’un PE dans l’environnement de travail de leurs salariés, ils doivent tout faire pour ne pas les y exposer. La France pourrait s’en inspirer, comme le conseille d’ailleurs le rapport de l’Igas-Igeed. Elle peut aussi décider d’attendre 2030, année probable de la publication d’un rapport de l’Agence agence européenne des produits chimiques (Echa) sur l’exposition professionnelle aux PE. « Aucune surprise n’est attendue de ce rapport, qui va cependant nous permettre d’avancer, conclut Tony Musu. L’Echa va dire ce que l’on sait déjà : les travailleurs sont effectivement exposés aux PE. Et à ce moment-là, les États n’auront plus trop le choix que d’étendre l’application de la directive CMR aux perturbateurs endocriniens. »
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