Pesticides : pourquoi le rapport de l'Anses ne sort-il pas ?
La publication du rapport très attendu de l’Agence nationale de sécurité sanitaire sur les expositions aux pesticides des travailleurs agricoles est encore reportée, suite aux nuances apportées récemment par deux experts. Une manœuvre dilatoire, aux yeux des associations.
Décidément, rien n’est simple avec les pesticides. Le feuilleton européen sur l’autorisation, alors qu’il est suspecté d’être cancérogène, du glyphosate – produit actif du célèbre désherbant mondial Roundup – est encore dans les esprits. Voici maintenant qu’un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) sur « l’exposition aux pesticides des personnes travaillant dans l’agriculture » fait parler de lui. Ce document ainsi que l’avis et les recommandations de l’agence devaient être présentés le 22 juin dernier aux ONG, organisations syndicales, associations. Mais la restitution a été annulée la veille. Motif de ce report : deux des experts du groupe de travail qui ont participé à la rédaction du rapport ont finalement adressé, à la dernière minute, une note de commentaire apportant des « nuances ». L’Anses a estimé que, dans ces conditions, elle ne pouvait pas rendre public l’ensemble des travaux et recommandations et a décidé de saisir le comité de déontologie. Ce dernier, très récemment renouvelé, s’est réuni pour la première fois le 22 juin et devrait se prononcer avant la fin du mois de juillet pour déterminer sous quelle forme le commentaire de réserve des deux experts devrait être intégré.
Des réserves tardives
Selon l’agence, cette situation est inédite. Il est fréquent que des experts d’un groupe de travail expriment un avis minoritaire, surtout sur des sujets sensibles à propos desquels la communauté scientifique est partagée. En pareille circonstance, l’avis minoritaire est joint au rapport adopté par la majorité du groupe de travail, avec les explications des uns et des autres sur leur position, afin de respecter le contradictoire. Dans le cas présent, les deux experts se sont exprimés très tardivement, plusieurs mois après l’adoption du rapport. Santé & Travail avait eu connaissance dès le mois de mars des principales conclusions du groupe de travail et de l’avis de l’agence, tel que présentés aux ministères de tutelle, et y avait consacré un long article dans son numéro d’avril.
De fait, ces nuances tardives sèment le trouble. « Difficile de croire qu’un rapport qui a nécessité de très nombreux experts qualifiés et quatre années de travail intenses fasse l’objet de commentaires si tardifs, qui plus est après présentation aux ministères de tutelle en avril », renchérissent dans un communiqué plusieurs organisations : les associations Alerte des médecins sur les pesticides, Générations Futures, Phyto-Victimes et l’ONG WECF. Celles-ci posent deux questions rhétoriques. « Soit ce rapport contient des données très sensibles que les pouvoirs publics ne veulent pas mettre entre les mains des parties prenantes (…). Soit ce rapport n’est pas suffisamment solide, et a été rédigé sans tenir compte des points de vue variés, et n’est alors pas digne d’être diffusé en l’état… ». La première option leur semble la plus probable.
« Une position minoritaire »
Si la restitution du rapport n’a pas lieu « dans les plus brefs délais », la crédibilité et l’impartialité de l’Anses pourraient être mises en cause selon ces organisations. Du coté de l’Anses, on se veut rassurant et l’on promet que le rapport et les recommandations de l’agence seront rendus publics au plus tard à la rentrée. Sur le fond, Gérard Lasfargues, directeur général adjoint scientifique de l’agence se montre très ferme : « Une position minoritaire ne peut pas remettre en cause les conclusions d’un groupe de travail ni les recommandations de l’agence. » Tout ceci ne serait donc qu’une affaire de temps.
Selon nos informations, plusieurs observateurs proches du dossier estiment que cette affaire de réserve arrivant au dernier moment n’est pas fortuite et qu’elle vise surtout à affaiblir la portée du rapport et des recommandations de l’agence. Des recommandations qui, si elles étaient suivies par les pouvoirs publics, devraient légitimement déboucher sur des restrictions concernant la mise sur le marché et l’utilisation des pesticides. L’enjeu est donc important.
Toujours selon nos informations, la note exprimant des « nuances » émise par les deux experts porte sur deux des points sensibles du rapport du groupe de travail : les procédures d’autorisations de mise sur le marché (AMM) des pesticides et la fiabilité des équipements de protection individuelle (EPI). Alors que le rapport du groupe de travail exprime des critiques assez fortes sur la capacité des AMM et des EPI à protéger efficacement les utilisateurs de pesticides, les deux experts « contestataires » vantent dans leur note les mérites des procédures actuelles et les progrès réalisés au niveau des EPI. Mais ils se gardent bien d’émettre des critiques argumentées sur l’analyse et les conclusions du rapport et de l’avis. « Tout ça pour ça ? », s’interrogent des sources proches du dossier. Ce qui pousse certains observateurs à voir derrière cette opération… la main des industriels.