Philippe Zawieja : l'encyclopédiste des risques psychosociaux
Coordinateur du très remarqué Dictionnaire des risques psychosociaux, ce bosseur infatigable récidive avec celui... de la fatigue. Editeur reconverti dans la recherche, il garde un pied - non conformiste - dans le monde de l'entreprise.
Il court, il court, Philippe Zawieja. A peine en a-t-il fini avec le nouvel opus qu'il a dirigé, ce Dictionnaire de la fatigue qui paraît ce mois d'octobre chez l'éditeur suisse Droz, qu'il peaufine un autre ouvrage, Psychotraumatologie du travail, que publiera dans les prochaines semaines la maison Armand Colin. Pas étonnant, donc, que beaucoup qualifient de "gros bosseur" ce chercheur associé au Centre de recherche sur les risques et les crises (CRC) de la grande école d'ingénieurs Mines ParisTech. Lui-même l'avoue : "J'ai la quarantaine laborieuse, au sens premier du terme !" Ses champs d'investigation ? Les risques psychosociaux (RPS), le burn-out, la santé psychique au travail, la socio-anthropologie de la fatigue, la maladie d'Alzheimer et, plus récemment, l'anthropologie des situations extrêmes.
Savoir convaincre des auteurs
La société du XXIe siècle serait-elle malade de la fatigue, au point qu'il faille un dictionnaire pour la comprendre ? "Ce qui est nouveau, c'est l'imputation de la mauvaise fatigue au travail, une fatigue plutôt psychique que les personnes subissent", constate Philippe Zawieja. Il place cet ouvrage dans la filiation du Dictionnaire des risques psychosociaux, paru en 2014 au Seuil, qu'il a coordonné avec Franck Guarnieri, le directeur du CRC. Une encyclopédie de près de mille pages, récompensée par l'Académie des sciences morales et politiques et lauréate du Prix du livre RH 2015. Celle consacrée à la fatigue rassemble, dans la même démarche pluridisciplinaire, une centaine de spécialistes des sciences humaines, sociales et médicales. Un tel travail de titan ne fait pas peur à l'intéressé : "J'ai été éditeur scientifique et médical, cette expérience me sert aujourd'hui, notamment pour convaincre des auteurs."
Il est vrai que ce jeune chercheur - son doctorat en sciences et génie des activités à risque a été préparé de 2011 à 2014 - présente un parcours atypique. Durant ses études à l'Ecole supérieure de commerce de Dijon, il se spécialise en ressources humaines et marketing et passe une année Erasmus à l'université de Bayreuth (Allemagne). Diplôme en poche, il commence sa carrière comme assistant d'édition responsable du fonds médical chez Ellipses, éditeur qui l'avait accueilli pour un stage ouvrier pendant sa scolarité. Après un bref passage chez Arnette Blackwell, le temps de superviser la version française d'un prestigieux traité de médecine interne américain, il rejoint en 1995 les éditions Lavoisier comme directeur éditorial. Treize ans plus tard, il décide de lancer sa propre maison d'édition, Les Neurones moteurs, où il publie des revues (Risque, Sécurité, Environnement et La lettre des thérapies innovantes) et des ouvrages de psychologie. "Mais je consacrais 90 % de mon temps à faire de l'administratif, raconte Philippe Zawieja, alors j'ai décidé de reprendre des études." Et de découvrir l'univers médical autrement que par les livres. En 2010, il entame donc un master "analyse et management des établissements de santé" tout en intégrant le groupe Orpea, qui gère plus de 750 structures privées en Europe, essentiellement des maisons de retraite. Il y met en place une cellule "recherche et publications", puis devient secrétaire du conseil scientifique et éthique international du groupe.
"Autonomie de pensée"
Cette expérience au sein d'Orpea lui fournit le sujet de sa thèse de doctorat, menée à Mines ParisTech sous la houlette de Franck Guarnieri : le burn-out des soignants s'occupant de personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Et elle lui ouvre le chemin de la recherche sur les RPS. "Il s'est tourné vers notre laboratoire car il voulait développer son projet de thèse en lien avec l'entreprise et produire un travail utile au management des organisations, relate le directeur du CRC. Pendant ces trois années de doctorat, nous avons réfléchi à des thèmes d'articles, de livres... Philippe est quelqu'un de très éclectique. Il a la capacité de se projeter dans un domaine pour pointer les trous dans la raquette des connaissances et faire le lien entre des concepts complexes ; il pense global quand certains s'enferment dans une approche des choses compartimentée. C'est comme cela, au fil des discussions, qu'est née l'idée du Dictionnaire des risques psychosociaux." Sa mise en oeuvre a été précédée d'une étape : les deux compères ont orchestré un livre intitulé Epuisement professionnel. Approches innovantes et pluridisciplinaires, fruit d'un séminaire avec de jeunes chercheurs.
Le dictionnaire des RPS comporte plus de 300 entrées, allant d'"Absentéisme" à "Workaholisme" (addiction au travail), qui permettent de balayer le domaine de la souffrance au travail au travers des principaux concepts, méthodes, outils, études, ou encore secteurs à risque. Parmi les quelque 250 contributeurs issus de tous horizons figure Johannes Siegrist, l'auteur du fameux modèle "effort-récompense", utilisé dans l'analyse des liens entre travail et santé. "C'est un ouvrage utile en France, où les acteurs de terrain ne suivent pas forcément la littérature internationale, estime ce professeur émérite de sociologie médicale à l'université allemande de Düsseldorf. J'apprécie chez Philippe son non-conformisme ; il apporte des contributions remarquables sur le burn-out ou les RPS grâce à son autonomie de pensée, car il ne se sent pas obligé de s'adapter aux contraintes académiques."
Dominique Massoni, directrice du développement des ressources humaines du groupe de chimie Arkema, était dans le jury qui a décerné à l'ouvrage le Prix du livre RH. Elle a fait intervenir Philippe Zawieja pour des formations auprès des responsables RH des usines. "Il apporte un point de vue sociologique et historique, qui est complémentaire à la clinique du travail, commente-t-elle. En mettant en perspective la notion de "burn-out", il bouscule les stéréotypes, nous permet de sortir des idées reçues et de prendre du recul." Cette activité d'information, Philippe Zawieja ne l'assimile pas à du conseil : "Il ne s'agit pas de prêcher la bonne parole, mais d'apporter des éléments théoriques aux préventeurs, afin qu'ils s'emparent avec discernement des concepts et envisagent l'action à leur façon." Pour lui, un des intérêts de travailler à Mines ParisTech est d'avoir accès aux grands industriels. "Par ailleurs, nous avons une grande latitude de recherche et une ouverture d'esprit par rapport au droit, aux ressources humaines, à la psychologie, souligne-t-il. Cela permet une transdisciplinarité, nécessaire pour aborder la souffrance au travail."
"Pathologie de la civilisation"
Cet été, le chercheur a été auditionné par la mission d'information parlementaire sur l'épuisement professionnel (voir l'article sur ce sujet pages 14-15 de ce numéro). Il regrette que cette "pathologie de la civilisation" échappe aux psychologues pour entrer dans le champ de la médecine. "Les débats sur sa reconnaissance en maladie professionnelle posent question. A l'ère de la médicalisation, il y a un risque que la thérapeutique se résume à mettre les salariés sous antidépresseurs ou anxiolytiques. Ce serait passer à côté de la dimension plurifactorielle : organisation du travail tendue, management nuisible, déterminants de santé individuels, collectifs, sociologiques, etc." Philippe Zawieja ne défend pas de chapelle. Selon Franck Guarnieri, de son métier d'éditeur, il garde un atout : son regard "critique, différent, mature". Le chercheur planche déjà sur un nouveau Que sais-je ?, consacré cette fois à la maladie d'Alzheimer.
Parmi les publications de Philippe Zawieja : Dictionnaire des risques psychosociaux, dir. avec Franck Guarnieri, Le Seuil, 2014.
Le burn out, PUF, coll. Que sais-je ?, 2015.
Dictionnaire de la fatigue, dir., Librairie Droz, 2016.
Psychotraumatologie du travail, dir., Armand Colin, coll. U (à paraître).