Gérald Bloncourt : le photographe de l'humanité
A 88 ans, le photographe reste celui qu'il fut : un jeune révolutionnaire "assoiffé d'un monde meilleur", exilé d'Haïti. Durant un demi-siècle, il a porté son regard engagé sur les ouvriers, les peuples en lutte pour leur dignité.
On pourrait comparer l'existence de Gérald Bloncourt aux neuf vies des chats, tant la sienne est multiple. Il faudrait des pages pour retracer le parcours singulier de ce photographe haïtien qui est aussi peintre, poète et graveur, de ce révolutionnaire et militant infatigable qui se décrit comme "un poseur d'affiches, un distributeur de tracts, un passeur de mémoire". Un homme de 88 ans, venu au communisme par humanisme et fidèle aux idéaux de sa jeunesse, qui reste persuadé que Marx est un "grand bonhomme" mais a toujours refusé de "peindre l'ouvrier la faucille à la main", dans la tradition du réalisme socialiste.
Gérald Bloncourt, c'est un demi-siècle de mémoire ouvrière, le témoin des conditions de travail et de vie des prolos qui triment dans les aciéries, les forges, les filatures, les mines, les ports, les chantiers : dockers d'Austerlitz, à Paris, portant des sacs de 100 kg, métallurgiste à la main broyée, mineurs dans la promiscuité de la salle d'habillage, jeune ouvrier algérien tué lors d'un accident du travail à Clamart, immigrés "visages tendus, mains calleuses, qui se glissent comme des fourmis entre les échafaudages et les grues" lors de la construction de la tour Montparnasse, femme "aux gestes délicats, précis" sur une chaîne chez Renault...
Reporter clandestin dans les usines
Le reporter-photographe a été de tous les conflits sociaux et de toutes les grèves. D'abord pour L'Humanité, à partir de 1949, puis en indépendant pour des journaux aussi divers que La Vie ouvrièreL'ExpressTémoignage chrétienLe Nouvel ObservateurLe PeupleSyndicalisme Hebdo"Profondément et sincèrement militant, je voulais témoigner de la vie des travailleurs, traduire leur colère et leurs espoirs, explique celui qui entrait clandestinement dans les usines. La presse a été ma salle d'exposition populaire, ouverte à tous." Jean Rabaté, ancien journaliste à L'Humanité, se souvient de ses rapports fraternels avec les salariés : "Il était parmi eux, au plus près. Ses photos dénoncent l'asservissement du travail, mais sans que ce soit misérabiliste, grâce à l'amour qu'il porte aux gens humbles."
Il a 20 ans quand il débarque à Paris en 1946, "assoiffé d'un monde meilleur", après un mémorable voyage en bateau aux côtés de bagnards revenant de Cayenne. Né en Haïti d'une mère française et d'un père guadeloupéen qui s'occupe d'une plantation de café, il quitte l'école pour apprendre le métier de linotypiste. Artiste, il participe à la création du Centre d'art haïtien, qui fait connaître les peintres haïtiens du merveilleux. Son engagement politique est tout aussi précoce, sans doute inspiré par le destin de deux personnalités de sa famille : son frère Tony, résistant assassiné par les nazis au Mont-Valérien en 1942, et son grand-oncle, Melvil Bloncourt, député, communard, un des artisans de l'abolition de l'esclavage. En 1945, le jeune Gérald est un des principaux meneurs des Cinq Glorieuses, insurrection révolutionnaire qui fait chuter le gouvernement haïtien. Il est condamné à mort par la junte militaire qui a ensuite pris le pouvoir, condamnation commuée en expulsion vers la Martinique, où il survit quelques mois "grâce à la solidarité et notamment celle du Parti communiste".
Dans le Paris de l'après-guerre, il trace son chemin, avec les mêmes convictions au coeur. Il prépare le professorat de dessin de la Ville de Paris, vend des gouaches de la Seine et de ses péniches à une galerie, débarque des cageots aux Halles. Puis il parcourt la France pour faire les photos de classe dans les écoles ; suite à une grève pour des augmentations de salaire, son employeur le renvoie. L'Humanité entend parler de ce jeune communiste et l'embauche. C'est le début d'une carrière de reporter-photographe atypique. Il se rend dans les usines et les bidonvilles pour dénoncer la misère. Il rompt avec les habitudes de la presse de l'époque, en imposant des clichés qui montrent des visages, des mains, les gens au travail. "Son parcours de photographe militant est unique en France, estime son ami photographe Gérard Lavalette. Il était le regard du peuple."
L'insurrection hongroise, en 1956, met fin à sa collaboration avec le quotidien : trop contestataire, Bloncourt ! Ses voyages dans les ex-pays de l'Est lui font découvrir une autre réalité, loin du monde plein d'espoir et de fraternité qu'il croyait voir s'ériger avec le communisme. Mais la défense des faibles et des opprimés reste son combat. Free-lance, il arrondit ses fins de mois en photographiant des mariages et les couples des petits bals du samedi soir, en banlieue parisienne.
Livres muraux
En 1963, il crée les Editions murales pour exposer devant les usines des panneaux rassemblant ses photos accompagnées de textes, qui circuleront pendant plus de vingt ans dans des valises fabriquées par ses soins : "Au-delà de la diffusion presse, je voulais que mes clichés puissent servir à l'éducation des ouvriers." Ces panneaux se sont ensuite transformés en livres illustrés, supports pour des conférences dans les comités d'entreprise ou les associations culturelles où il fait intervenir des professeurs.
Le photographe évoque avec beaucoup d'émotion ses voyages vers la France avec des immigrés portugais, dans les années 1960 : "J'ai traversé les Pyrénées à pied avec eux et je les ai suivis dans les bidonvilles où ils se sont installés, sur les chantiers où ils ont trouvé du travail. Et ce, sans parler un mot de leur langue." Pour Manuel Diaz Vaz, président du Réseau aquitain pour l'histoire et la mémoire de l'immigration, ancien ouvrier du bâtiment, la qualité de Gérald Bloncourt est d'être sensible à la souffrance des gens modestes qui luttent pour leur dignité : "Il a partagé le pain et le saucisson des exilés portugais. Quand je regarde ses photos, je me vois presque en arrière-plan, tant elles traduisent la réalité des passages clandestins, des combats syndicaux ou politiques contre le fascisme, les dures conditions de travail."
"Il faudrait que je voie un psy !"
Cette volonté de témoigner des luttes l'a mené de l'Espagne franquiste au Sahara occidental - il fut un des premiers à ramener, en 1976, un reportage sur la guerre menée par le Front Polisario contre les troupes marocaines -, en passant par le Portugal, où il a couvert la révolution des Oeillets en 1974. Il confie qu'Haïti, où il retourne régulièrement depuis la chute de Duvalier en 1986, est le seul endroit qu'il n'a jamais su photographier... "Il faudrait que je voie un psy !", lance-t-il, non sans humour.
Il n'a jamais cessé de peindre, et ses oeuvres sont exposées dans de nombreuses collections internationales. Son énergie semble inépuisable : "A 80 ans, il s'est mis à fond dans l'informatique et a scanné toutes ses archives, un travail considérable", rapporte Gérard Lavalette, qui décrit un homme chaleureux, bon vivant et inlassable conteur. Courageux, aussi : "Il a fait preuve de beaucoup de sang-froid dans les manifestations contre l'OAS, alors que les militants communistes étaient menacés", souligne Jean Rabaté. Et le 11 janvier dernier, cet humaniste se tenait encore parmi des manifestants, ceux de la marche républicaine. Un appareil photo à la main.
Le blog de Gérald Bloncourt (http://bloncourtblog.net) est, décrit-il, "consacré à mes poèmes, mes écrits, mes photographies, mes peintures, et ma lutte pour une Haïti libre et démocratique". Une source foisonnante d'informations.