Pierre-Yves Gomez : l'économiste qui a foi dans le travail réel
Porté par sa quête de vérité et de pensée durable, cet économiste réaffirme son credo dans Intelligence du travail, son nouvel essai : c'est sur l'expérience du travail que se fonde une société et que doit reposer le management
Son essai Le travail invisible, paru en 2013 et couronné par plusieurs prix, plaidait en faveur d'une économie, non plus financiarisée, mais reposant sur le travail réel1 . Pierre-Yves Gomez continue de creuser ce sillon avec Intelligence du travail (voir "A lire"). Ou comment, à l'heure de la digitalisation et de la robotisation, une bataille a commencé qui oppose jusqu'en chacun de nous le travailleur au consommateur. On pourrait s'étonner qu'un économiste, docteur en sciences de gestion et professeur de management à l'EM Lyon Business School, s'empare de cette thématique. C'est pourtant à ses yeux un cheminement logique, une "évidence dans la recherche de la vérité". "Il n'est pas possible d'aller plus loin dans l'analyse de la gouvernance sans questionner le travail, comme ancrage de la vraie vie des vrais gens dans les entreprises mais aussi dans la cité, soutient-il. Ouvrir les sciences de gestion aux savoirs de l'ergonomie est une démarche qui unifie ce que j'essaie de déchiffrer depuis plusieurs années : c'est sur l'expérience matérielle du travail, propre à chacun et en même temps commune à tous, que se fonde une société, un destin dont l'entreprise est porteuse, souvent inconsciemment."
"Le vrai ne peut être désincarné"
Le goût pour la vérité, doublé d'une sensibilité à la dimension morale de l'action, lui vient de loin. Pierre-Yves Gomez cite volontiers saint Jean l'Evangéliste : "La vérité vous rendra libres." Ou Charles Péguy : "Il faut toujours dire ce que l'on voit : surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit." Une ligne de conduite intellectuelle qui tient à son histoire personnelle, à un "drame historique" qu'il dit avoir vécu charnellement. Il a 3 ans lorsque sa famille quitte Oran, après l'indépendance de l'Algérie, pour s'installer en banlieue lyonnaise. Et durant sa jeunesse, il a ressenti cette tension entre la vie humble des siens - son père était ouvrier électricien dans l'armée - et le discours des experts et des médias sur les colons, entre le vécu familial et l'histoire officielle.
De cette distorsion est née une forme de mission : se consacrer à comprendre les choses, décrire le vrai à partir de l'expérience des gens, "parce que le vrai ne peut être désincarné". Si, une fois bachelier, il choisit d'étudier l'économie à la faculté de Lyon, c'est un peu par hasard. Adolescent, il se rêvait... romancier. A l'issue d'un troisième cycle en finance, sa vocation s'affirme : être enseignant-chercheur. Mais il prend des chemins de traverse avant de s'attaquer à sa thèse : "Je ne voulais pas devenir un "intellectuel" trop tôt ; je ressentais un besoin de vivre des aventures, de connaître le monde."
"Proche des gens"
Après une année sabbatique à étudier l'histoire de l'art et un temps consacré au service militaire, Pierre-Yves Gomez est embauché, en 1984, comme agent de développement économique à la mission locale de Vénissieux, près de Lyon, dans la délégation interministérielle Schwartz destinée à soutenir l'emploi dans les quartiers sensibles. "J'étais payé pour négocier avec les entreprises des embauches pour les jeunes en difficulté ou pour accompagner la création de petites boîtes", précise-t-il. Une expérience enrichissante qu'il poursuit trois ans plus tard, en montant sa propre structure avec une amie. Leur but ? Aider ceux qui aspirent à entreprendre mais n'ont pas les bons réseaux. "De 1987 à 1989, nous avons permis l'éclosion d'une trentaine de projets, de la petite société reprise par ses ouvriers à l'agence de voyages spécialisée dans les randonnées au Sahara." L'aventure entrepreneuriale prend fin lorsqu'on lui propose un poste d'enseignant vacataire à l'Ecole supérieure de commerce de Lyon (future EM Lyon). Commence alors une carrière académique assez classique. Il soutient une thèse sur la théorie des conventions et s'attelle à analyser le fonctionnement des entreprises, particulièrement les rapports de pouvoir en leur sein et leur place dans la société.
En 2003, il fonde l'Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE), qu'il dirige toujours. Rattaché à l'EM Lyon, ce centre de recherche est doté d'un laboratoire social pour que se croisent les idées des experts académiques et celles des gens de terrain. "Le travail d'intellectuel de Pierre-Yves Gomez s'inscrit dans une logique de recherche au service de l'action, témoigne Caroline Weber, directrice de Middlenext, association professionnelle qui représente les entreprises moyennes cotées en Bourse. Ce n'est pas un chercheur hors-sol ; il sait sortir de sa zone de confort pour confronter ses concepts avec les praticiens." Un avis que partage Olivier Masclef, un de ses anciens étudiants à présent titulaire de la chaire "management du travail vivant" à l'Ircom, une école supérieure privée : "C'est un théoricien brillant et toujours ancré dans le réel. Il est proche des gens et mène de front plusieurs activités. Ce tourbillon pourrait le happer et le rendre moins accessible, mais ça lui est nécessaire pour garder les pieds sur terre."
Colloques, blog, chroniques dans la presse... le chercheur a moult fers au feu. Il a participé au lancement du Courant pour une écologie humaine, afin d'"ouvrir un espace de parole et donner de l'espérance", ce qu'il a jugé nécessaire notamment après la Manif pour tous. Selon lui, on n'écoute pas suffisamment les personnes, "ni les manifestants contre le mariage gay supposés ne rien comprendre à la société moderne, ni les ouvriers supposés ne rien comprendre à la globalisation, ni les paysans supposés ne rien comprendre aux normes de Bruxelles. Humiliations qui condamnent soit à la peur, soit à la violence". Sans en faire étalage, Pierre-Yves Gomez est catholique pratiquant. Etudiant à l'esprit libertaire, il s'est converti dans les années 1990. Jusqu'à suivre pendant quatre ans des cours de théologie à l'université de Strasbourg, s'intéresser au bouddhisme et au judaïsme, apprendre le grec et l'hébreu pour lire les textes en version originale. "J'ai alors découvert un continent intellectuel fascinant", confie ce grand admirateur de René Girard, l'anthropologue et philosophe qui s'employa à réconcilier foi et raison. L'enseignement social de l'Eglise lui paraît d'une profonde richesse utile au monde d'aujourd'hui ? Il fonde en 2006 les Parcours Zachée, une formation spirituelle et pratique pour partager ce "trésor inconnu", désormais traduite en six langues.
Loin des modes
Rencontré à la fin des années 1990 à la London Business School, où Pierre-Yves Gomez était alors professeur invité, Harry Korine apprécie l'intellectuel "à l'ancienne". "Il écrit pour que ses idées apportent quelque chose de nouveau et d'utile au débat public", souligne le coauteur de ses ouvrages en anglais. "Il a envie de participer à une transformation de la société", renchérit Caroline Weber, qui voit en lui un ambitieux au bon sens du terme. Harry Korine, aujourd'hui professeur adjoint de stratégie à l'Institut européen d'administration des affaires (Insead), se souvient de ses propos, à la suite de leur deuxième livre en commun : "Il voulait en être fier dans vingt ans. C'est quelqu'un qui ne sacrifie pas aux modes, ce qui est plutôt rare dans la recherche en management, où la tendance est de passer d'une théorie vite obsolète à l'autre. Il inscrit sa réflexion dans la durée." Pour, débarrassé autant que faire se peut de la myopie des idéologies, essayer d'être au plus près de la vérité.
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Lire "Le travail est devenu abstrait", interview de Pierre-Yves Gomez, Santé & Travail n° 89, janvier 2015.
Parmi les ouvrages de Pierre-Yves Gomez :
Intelligence du travail, Desclée de Brouwer, 2016.
Le travail invisible. Enquête sur une disparition, François Bourin Editeur, 2013.
L'entreprise dans la démocratie. Une théorie politique du gouvernement des entreprises, avec Harry Korine, De Boeck, 2009.