Des pistes de prévention pour les centres d'appels

par Dominique Chouanière épidémiologiste à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) Stéphanie Boini épidémiologiste à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) / juillet 2011

Les conditions de travail dans les centres d'appels ont mauvaise réputation. Au-delà de ce constat, sur quels facteurs organisationnels faut-il agir pour améliorer la prévention des troubles de santé ? Une récente étude épidémiologique livre des pistes.

Ces dernières années, alors même que les centres d'appels connaissaient un développement considérable, les conditions de travail des téléopérateurs ont été régulièrement dénoncées et leur impact sur la santé a été pointé, en particulier par les médecins du travail. C'est à la demande d'une quarantaine d'entre eux, soucieux de mieux évaluer le phénomène, que l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a mis en place une étude épidémiologique (voir encadré page ci-contre).

Une étude inscrite dans le projet " stress " de l'INRS

A la demande de médecins du travail, le département " épidémiologie en entreprise " de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a lancé une étude permettant d'évaluer les relations entre les conditions de travail et la santé des téléopérateurs. Cette étude s'est inscrite dans les activités du projet " stress " de l'INRS, dont l'objectif était de mettre à disposition des préventeurs des méthodes et des outils de diagnostic et de prévention des risques psychosociaux. Trois phases ont été imaginées : situation dans les centres d'appels (étude épidémiologique présentée ici) ; sur la base des résultats, identification des centres d'appels à risque et mise en place d'actions de prévention ; évaluation de ces actions. Seule la première phase a été réalisée à ce jour.

Parmi la centaine de médecins qui ont manifesté leur intérêt pour cette étude, seuls 57 ont pu convaincre les directions et/ou les CHSCT des centres d'appels d'y participer. Entre septembre 2005 et février 2007, ils ont recueilli les données auprès de quelque 4 000 téléopérateurs et de leurs responsables de plateau, l'originalité de l'étude étant de combiner ces deux sources d'information.

Les participants ont 35 ans en moyenne et sont hautement diplômés ; les deux tiers sont des femmes. Les 107 plateaux participants ont en moyenne presque six ans d'existence. Les deux tiers sont des centres d'appels internes à une entreprise, 27 % appartiennent à une structure autonome au service de différentes sociétés et 7 % à une entreprise indépendante travaillant en sous-traitance pour une seule société. Tous les plateaux ont au moins une activité de type " réponse à des demandes de renseignements " et 22 % combinent réponse, vente et assistance.

Comme l'ont déjà indiqué diverses recherches, les conditions de travail dans les centres d'appels sont souvent rudes. Au premier rang des facteurs de pénibilité figure la conjonction de l'utilisation permanente d'un casque, d'un microphone et d'un micro-ordinateur, qui met en jeu de façon concomitante plusieurs fonctions cognitives et sensorielles. S'ajoutent à cela la pression sur le nombre d'appels, distribués par des systèmes automatisés ; le recours à des scripts préétablis, affichés à l'écran, qui " formatent " la relation au client ; l'organisation du temps de travail adaptée à la clientèle, qui engendre des horaires décalés et empiète sur les week-ends ; les systèmes multiples de contrôle de la " qualité " du service à la clientèle. De surcroît, des conditions matérielles difficiles (bruit, suroccupation des locaux) et/ou des relations avec la clientèle agressives, voire conflictuelles peuvent s'y greffer.

Les contraintes perçues au travail régulièrement évoquées par les téléopérateurs peuvent être regroupées en quatre types : une forte exigence psychologique ; une faible latitude décisionnelle dans l'organisation du travail due à un fort contrôle de la productivité et de la qualité des services ; une forte exigence émotionnelle, avec une confrontation aux réclamations, voire aux violences de la clientèle ; enfin, une dissonance émotionnelle, car il faut toujours afficher des émotions positives, alors que cette positivité peut être loin de la réalité.

Enfin, la littérature scientifique relève de multiples problèmes de santé observés chez les téléopérateurs : pathologies de type irritation liées à la sursollicitation des appareils visuel, auditif et phonique, troubles musculo-squelettiques (TMS) du membre supérieur et du dos, augmentation du poids, mais aussi symptômes généraux parfois rapportés à un état de stress, un absentéisme ou un mal-être.

Objectiver les liens entre facteurs organisationnels, contraintes perçues et santé

Les résultats des recherches menées sur les centres d'appels ont ainsi permis d'avoir une bonne vision des contraintes en jeu dans cette activité et des répercussions potentielles en termes de santé. Mais peu de travaux ont objectivé les liens entre facteurs organisationnels, contraintes perçues et santé. D'où l'intérêt de l'étude épidémiologique transversale de l'INRS, qui explore les relations entre, d'une part, les contraintes de travail perçues par les téléopérateurs et les problèmes de santé et, d'autre part, les facteurs organisationnels déclarés par les responsables de plateau et les contraintes perçues. Objectif : identifier les facteurs organisationnels ayant un effet négatif sur les contraintes au travail et, parallèlement, identifier les contraintes délétères pour la santé. L'idée sous-jacente est qu'en améliorant ces déterminants organisationnels, on peut améliorer la santé grâce à une meilleure perception des contraintes au travail.

Les indicateurs de santé pris en compte par l'étude sont les troubles de sursollicitation oculaire, auditive et vocale, un état de stress chronique repéré par la présence de symptômes émotionnels, physiques, relationnels, et/ou par la présence de comportements addictifs, mais aussi les conséquences physiques et psychiques du stress chronique, ainsi que l'absentéisme toutes causes. Les contraintes retenues sont celles des modèles de Karasek et de Siegrist (voir encadré page 45) ainsi que six dimensions complémentaires spécifiques (conflits éthiques, sentiment d'utilité sociale, appartenance à un collectif de travail, fréquence des appels difficiles, perception de l'affichage des informations, projet professionnel à moyen terme du téléopérateur). Enfin, les caractéristiques organisationnelles (une quarantaine au total) concernent les activités, la taille du plateau et son évolution, les installations et équipements, la formation et les perspectives de carrière pour les téléopérateurs, la prescription du contenu du travail ou du type de tâches du téléopérateur, les secteurs et spécialisations, la prescription de la forme de la relation téléphonique, les pauses, les horaires, les systèmes d'évaluation, les rôles prescrits au superviseur, les salaires et les primes.

Les modèles de Karasek et Siegrist

Le modèle de Karasek repose sur la notion d'équilibre entre deux caractéristiques des situations de travail : - la demande psychologique : quantité de travail, contraintes de temps, demandes contradictoires, interruptions fréquentes ; - la latitude décisionnelle : possibilité de prendre des décisions, d'être créatif, d'avoir des moyens pour réaliser son travail.

Une situation de travail avec une forte demande psychologique et une faible latitude décisionnelle - soit un déséquilibre demande/contrôle appelé jobstrain - expose à un risque de stress et, à plus long terme, à des troubles de santé mentale, cardiovasculaires ou musculo-squelettiques ; l'existence d'un soutien social de la part des collègues ou de l'encadrement peut toutefois atténuer ce déséquilibre.

Le modèle de Siegrist porte quant à lui sur l'équilibre entre : - les efforts consentis : contraintes de temps, interruptions, heures supplémentaires, responsabilités, augmentation de la demande, investissement personnel ; - les récompenses : rémunération, estime, sécurité de l'emploi, opportunités de carrière. Le déséquilibre entre les efforts élevés consentis et de faibles récompenses peut s'avérer délétère. Les personnes surinvesties dans leur travail sont plus vulnérables à ce déséquilibre.

Les cinq indicateurs de santé qui obtiennent les scores les plus élevés sont les douleurs chroniques du tronc, les symptômes de stress, l'absentéisme, une souffrance psychologique et le tabagisme (voir tableau ci-dessous). Les résultats de la recherche ont été comparés à ceux de l'enquête nationale Sumer (pour " Surveillance médicale des risques professionnels ") réalisée en 2002-2003. Il apparaît que, par rapport à une population générale d'actifs, les téléopérateurs déclarent une demande psychologique légèrement plus élevée, une latitude décisionnelle beaucoup plus basse et un support social équivalent. Du fait de la très faible latitude décisionnelle, le pourcentage de téléopérateurs en déséquilibre demande/contrôle (jobstrain) est très élevé, comparé aux résultats de Sumer (61 %, contre 23,2 %). Par ailleurs, par rapport aux données nationales et internationales disponibles pour les dimensions de Siegrist, les téléopérateurs déclarent des efforts légèrement plus élevés, des récompenses nettement plus basses et un surinvestissement dans le travail moins élevé.

La synthèse des liens entre les marqueurs de santé et les contraintes perçues a permis d'identifier ceux et celles les plus fréquemment en jeu chez les téléopérateurs. Ainsi, les symptômes de stress chronique, les TMS du tronc et autres TMS s'ils sont aigus, les problèmes sensoriels irritatifs et, dans une moindre mesure, le tabagisme et l'absentéisme apparaissent comme le plus souvent liés aux contraintes. Et les contraintes influençant le plus souvent les marqueurs de santé sont le surinvestissement, le jobstrain, le manque de récompenses ou de latitude décisionnelle, le déséquilibre efforts/récompenses, le projet de quitter l'activité à tout prix, les conflits éthiques et, dans une moindre mesure, les appels difficiles sur le plan relationnel et/ou technique.

Jobstrain accru au-delà de 50 salariés

Sept facteurs organisationnels augmentent le déséquilibre demande/contrôle. Les téléopérateurs ressentent ainsi un déséquilibre plus important lorsque plus de trois paramètres d'attente des clients ou de productivité sont affichés sur le poste de travail que quand il n'y a pas d'affichage. On peut citer également comme facteurs délétères : l'activité monotâche (c'est-à-dire plus de 80 % du temps passé au téléphone), le fait d'appartenir à un plateau dont l'effectif total est supérieur à 50 salariés, ou encore le rôle prescrit au superviseur (contrôle de l'application des prescriptions, suivi des performances des téléopérateurs, correction sur la façon de s'exprimer avec les clients, développement de la concurrence au sein des téléopérateurs). Le déséquilibre est plus élevé chez les téléopérateurs pour lesquels les relations téléphoniques avec les clients sont formatées selon des " balises " (éléments clés à aborder absolument au cours de la conversation téléphonique) ou des scripts (questionnaires affichés à l'écran). De même, les enquêtes de satisfaction ou les appels par de faux clients une fois par semaine augmentent le déséquilibre, tout comme - mais plus légèrement - le non-choix du moment des pauses.

A l'inverse, quatre facteurs organisationnels diminuent le déséquilibre demande/contrôle. Tout d'abord, plus les objectifs à atteindre sont centrés sur le nombre de problèmes résolus (et non sur la performance commerciale), plus le déséquilibre perçu décroît. Par ailleurs, les téléopérateurs ayant un diplôme supérieur au baccalauréat, requis pour le poste, se retrouvent moins en difficulté dans leur travail que les autres. De même, les perspectives de carrière dans la structure atténuent le déséquilibre perçu. Enfin, et plus modestement, l'existence d'une prime, si elle est collective, est un élément organisationnel correcteur du déséquilibre.

Des analyses similaires ont été réalisées pour l'ensemble des contraintes évaluées dans l'étude. Une synthèse a permis d'identifier les quatorze facteurs organisationnels les plus souvent associés à une augmentation des contraintes perçues. Par ordre d'importance, il s'agit des facteurs suivants : plateau de plus de 50 salariés ; existence de scripts ou de balises ; programmation de la durée de temporisation (temps entre deux appels) ; programmation du moment de la pause ; rôle de contrôle exclusif des superviseurs ; affichage, visible de tous les postes de travail, d'au moins trois paramètres d'attente des clients ou de productivité ; absence de perspectives de carrière ; activité quasi exclusive dans la relation téléphonique (absence de polyvalence des téléopérateurs) ; prescription d'objectifs commerciaux ; absence ou faiblesse de la formation à l'encadrement des superviseurs ; existence de primes individuelles ; mauvaise qualité de l'équipement matériel et de l'ergonomie du poste de travail ; exclusivité du type d'appels, soit entrants seuls ou sortants seuls.

Orienter la visite médicale

Certains facteurs, comme le type d'appels, sont propres aux plateaux et donc peu modifiables. En revanche, d'autres, tels que la part du temps passé dans la relation téléphonique ou la planification du temps de pause, ouvrent des perspectives en termes de prévention. L'identification des facteurs les plus en lien avec les contraintes, elles-mêmes les plus en lien avec les marqueurs de santé, donne des pistes pour la prévention collective. Par exemple, les résultats de l'étude permettent de préconiser quels sont les indicateurs de santé, les contraintes et les facteurs organisationnels qu'il faut prendre en compte dans le cadre d'une évaluation des risques psychosociaux dans les centres d'appels téléphoniques. De même, le médecin du travail peut orienter sa visite médicale des téléopérateurs sur les risques et les problèmes de santé propres au secteur. Enfin, ces résultats peuvent constituer une aide à la conception d'une organisation du travail saine dans les centres d'appels, grâce à la prise en compte anticipée a minima de ces quatorze facteurs organisationnels.

En savoir plus
  • " Conditions de travail et santé dans les centres d'appels téléphoniques ", par Dominique Chouanière, Stéphanie Boini et Régis Colin, Documents pour le médecin du travail n° 126, 2e trimestre 2011. Cet article est également accessible sur le site www.dmt-prevention.fr