« De plus en plus de travailleurs arrivent à France Travail avec une santé fragilisée »
Alors que le gouvernement s’apprête à durcir encore les règles d’indemnisation du chômage, un ouvrage publié sous la direction de Dominique Lhuilier, Dominique Gelpe et Anne-Marie Waser donne la parole aux demandeurs d’emploi sur leur santé au chômage, leurs conditions de travail passées. Et les fait sortir de la « trappe d’invisibilité ».
Qu’est-ce qui a motivé cette recherche-action sur le chômage ?
Dominique Lhuilier : Notre première motivation est de sortir les chômeurs de l’invisibilité. Le fait de les différentialiser, de les considérer comme appartenant à une catégorie étrangère à la nôtre, les travailleurs, est une illusion, et une discrimination, qui nous rend aveugles aux transformations du travail et notamment à sa précarisation. Personne n’est à l’abri du chômage : les chômeurs sont des travailleurs sans emploi et le chômage un temps, une transition, en général entre deux emplois.
Il y a beaucoup d’études sur la santé au travail mais rien sur la santé au chômage. Il n’existe d’ailleurs pas de médecine du travail pour les chômeurs. Au chômage, on tombe dans un trou, une trappe d’invisibilité.
Etre au chômage accroît les risques de cancers, infarctus, accident vasculaire cérébral et de suicide, écrivez-vous. Que se passe-t-il lorsqu’on perd son emploi ?
Anne-Marie Waser : On perd ses repères, on tombe dans une forme d’apartheid spatio-temporel et il n’y a plus de différentiation entre espace public et espace privé. Plus de collègues, plus d’interlocuteurs : on est confiné, replié chez soi. Avec l’obligation de recherche active d’un emploi et un accompagnement de France Travail ne répondant pas à la plupart des besoins des chômeurs. Nous avons observé chez nombre de nos interlocuteurs une grande difficulté à se mobiliser car généralement l’histoire qui les a conduits au chômage n’a pas été travaillée, et il n’y a donc pas de projection possible. En témoigne l’exemple de Chantal, aide-soignante, qui a exercé durant 35 ans dans le même établissement. Comme pour une majorité des chômeurs que nous avons interrogés et qui avaient eu un emploi stable, elle avait mis énormément d’elle, surinvesti même son travail, quitte à sacrifier sa santé, et la chute a été d’autant plus dure. A 55 ans, elle avait demandé qu’on allège un peu son poste – par exemple plus de travail de nuit. Refus. Elle en a « fait un cancer », dit-elle, et a été licenciée pour inaptitude. Mais au chômage, sa souffrance, c’était moins le cancer, l’ablation du sein que ce licenciement qu’elle ne comprenait toujours pas. C’est en atelier que nous avons réussi à analyser ce qui s’était joué, l’évolution de son cadre de travail, la nouvelle équipe dirigeante… Elle a pu faire la paix avec son histoire et commencer à élaborer un projet.
Nous avons constaté que de plus en plus de personnes arrivent à France Travail à la suite d’un licenciement pour inaptitude, avec une santé déjà fragilisée, que le chômage va encore dégrader. France Travail ne communique pas sur cet indicateur mais les licenciements pour inaptitude n’ont jamais été aussi nombreux : c’est vraiment devenu une carte dans les mains de l’employeur pour se débarrasser des personnes qui ne répondraient pas à la qualité ni à la quantité de travail demandées.
Comment expliquer l’invisibilisation des chômeurs du côté syndical ? Et leur stigmatisation côté gouvernemental et patronal ?
D. L. : Quelques syndicats essaient de se mobiliser mais globalement la priorité reste la condition de salarié, et l’objet à préserver l’emploi salarié et le salarié.
La stigmatisation, pour le gouvernement et le patronat, est très pratique : penser que le chômeur est responsable de son état dispense de penser l’organisation ou les conditions de travail.
Quel sera selon vous l’impact des récentes réformes de l’assurance-chômage ?
D. L. : Ces réformes sont toutes construites autour de l’impératif de « traverser la rue, rapidement, pour trouver un emploi, n’importe lequel ». Leur objectif est de pressurer les travailleurs au chômage et pour ce faire, de réduire leur accès aux allocations. Les discours politiques qui justifient ces réformes laissent entendre qu’être au chômage, c’est être assisté. Mais c’est totalement faux : aujourd’hui à peine 37 % des demandeurs d’emploi bénéficient d’une indemnisation et 35 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ces réformes ne feront donc qu’accroitre la paupérisation des sans-emploi, aggraver la dégradation de leur santé et donc au final, accroitre le chômage de longue durée. Avec probablement un glissement des dépenses publiques : moins d’allocations-chômage mais plus de RSA et plus de dépenses d’assurance-maladie.
Parmi les perspectives d’action, vous citez l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée.
A.-M. W. : Cette expérimentation lancée en 2018 vise à offrir un CDI à des personnes durablement privées d’emploi en contrepartie d’activités hors secteur concurrentiel mais utiles à la société – maraîchage, services à la personne, recyclage, ressourcerie – sur la base du volontariat et du temps choisi.
Elle a démontré que les chômeurs désirent revenir au travail. L’activité les construit, leur redonne un pouvoir d’achat, leur insuffle l’élan pour entreprendre des démarches de formation ou pour reprendre en main leur santé, un travail de soin négligé durant la période de chômage. Ils reprennent pied dans la société.
Santé et travail, paroles de chômeurs, sous la direction de Dominique Lhuilier, Dominique Gelpe, Anne-Marie Waser, Editions Eres, 2024, 320 pages, 23 euros.