L'intérieur de la Cour des comptes. © AdobeStock
L'intérieur de la Cour des comptes. © AdobeStock

Des politiques de prévention toujours inefficaces

par Catherine Abou El Khair / 24 janvier 2023

Manque de suivi des plans nationaux et régionaux, faible pression sur les entreprises… Dans un récent rapport, la Cour des comptes égrène les nombreux défauts de l’action publique en matière de santé au travail. Des problèmes déjà connus, mais loin d’être résolus par la dernière réforme du 2 août 2021.

Un rapport pour améliorer l’« efficacité » des politiques publiques en matière de prévention des risques professionnels : ainsi la Cour des comptes résume-t-elle ses observations, écartant toute volonté de dresser un bilan prématuré de la loi du 2 août 2021 ou de faire un « examen détaillé » de l’utilisation des fonds publics dans le champ de la santé au travail. Pourtant, les défauts de l’action publique, qu’elle égrène dans ce document de 106 pages publié en décembre dernier, sont nombreux. « Les actions de prévention ne font pas partie du quotidien de tous les salariés et de nombreuses entreprises reconnaissent ne pas être impliquées » en la matière, soulignent les auteurs. Et de rappeler que « la fréquence des accidents du travail ne diminue plus depuis 2013 », tandis que « le risque que représentent les maladies professionnelles apparaît aussi globalement stable ».
La Cour des comptes pointe en particulier les limites des politiques publiques, à l’image du plan santé au travail et ses déclinaisons régionales, qui peinent à se traduire en résultats tangibles. « En l’absence d’objectifs de pilotage (indicateurs d’avancement, fixation des points d’étape à différents niveaux), de détermination des méthodes de mesures des résultats et de définition des “livrables” pour chaque action, le bilan ex post ne peut reposer que sur une évaluation qualitative », analyse-t-elle. Pas de quoi surprendre Jérôme Vivenza, en charge de la santé au travail à la CGT. « Écrire un plan santé au travail est devenu une fin en soi, et la non-mise en œuvre des plans régionaux est une réalité », lance-t-il.

Pas d’indicateurs de résultats

Idem avec les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, signés entre les services déconcentrés de l’État, les caisses d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat) et les services de santé au travail afin, notamment, de développer des actions de prévention : « insuffisamment suivis », leurs effets sont « non mesurables », selon les sages de la rue de Cambon. « On nous demande le nombre de visites de pré-reprise, et alors ? A-t-on empêché des licenciements par inaptitude ? Chaque année, je dois remplir des indicateurs de moyens et non de résultats », illustre Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).
Faute d’avoir changé le contrôle des services de santé au travail interentreprises, qui restent toujours décentralisés et à la main des employeurs, la loi du 2 août 2021 et ses décrets d’application « ne suffiront pas à [les] aligner immédiatement [...] sur des priorités communes », estiment les auteurs du rapport. C’est pourtant sur ces services que reposent aujourd’hui les attentes en matière de prévention. « Il aurait fallu faire un “France Santé Travail”, comme le préconisait le rapport Lecocq », regrette Catherine Pinchaut, secrétaire nationale à la CFDT.
« Isolée et fragmentée », la recherche en santé au travail peine elle aussi à apporter sa pleine contribution aux politiques de prévention. De Santé publique France à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), en passant par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ou les services statistiques des ministères, « ces différents acteurs n’ont ni stratégie commune, ni chef de file », affirme la Cour des comptes.

Majorer les taux de cotisation

Elle recommande ainsi de « définir une stratégie de partage ciblé de données entre santé au travail et santé publique au profit d’une meilleure prévention ». Une bonne idée pour l’épidémiologiste William Dab : « En santé au travail, on est aveugle sur la réalité des problèmes. Les données sur la sinistralité arrivent en retard, et ne sont quasiment pas annualisées. Elles ne sont même pas détaillées selon l’âge et le sexe. » L’exposition aux risques professionnels mériterait selon lui un suivi plus réactif que l’enquête Sumer1 . De même, l’évaluation scientifique des actions de prévention, aujourd’hui quasi inexistante faute de financements, devrait être développée.
Un autre point noir évoqué dans le rapport concerne les marges de manœuvre de l’action publique sur les entreprises. D’après les auteurs, il faudrait majorer les taux de cotisation des entreprises affichant « une sinistralité anormalement élevée dans son domaine d’activité ». Cette mesure répressive semble déplaire à certaines Carsat, structures gérées paritairement, qui l’excluent « par principe » ou ne l’utilisent qu’avec « parcimonie ». « Il y aurait un cadrage des partenaires sociaux plus explicite à faire », analyse Catherine Pinchaut, qui voudrait avancer sur ce sujet à l’occasion des négociations en cours au niveau de la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de l’Assurance maladie (lire cet article de Santé & Travail). Mais cette intention suffirait-elle ? « Il n’y a plus que 700 ingénieurs-conseils dans les Carsat. Faute d’effectifs, ils se déploient déjà sur les points noirs, dans des entreprises où les cotisations sont déjà au plus haut », rappelle Jérôme Vivenza, de la CGT. Seule une hausse des effectifs permettrait, à ses yeux, d’intervenir dans des entreprises moins sinistrées, donc avant la réalisation du risque. Pour enfin prévenir, plutôt que guérir.

Pénibilité : le compte n’y est pas
Nathalie QUERUEL

Au lendemain de la présentation en conseil des ministres du texte sur la réforme des retraites, actant l’âge de l’ouverture des droits à 64 ans, le rapport de la Cour des comptes enfonce le clou concernant l’usure professionnelle. Dans un chapitre intitulé « Les enjeux du vieillissement actif ne sont pas suffisamment pris en compte », les auteurs font un bilan sévère du compte professionnel de prévention (C2P), dispositif qui « n’a plus aucune vertu de prévention ».
Celui-ci avait pris le relai, au début du premier quinquennat Macron, du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), mais avec quatre critères d’exposition en moins, et pas des moindres : postures pénibles, manutentions manuelles de charges, vibrations mécaniques et agents chimiques dangereux. La Cour souligne que le compte avait à l’origine une double visée : compenser les effets de la pénibilité pour les travailleurs dans une logique de réparation, mais aussi « inciter les employeurs à réduire l’exposition de leurs salariés à la pénibilité, en faisant peser sur eux une cotisation spécifique ». « Or cette ambition a été abandonnée dès 2017 », regrettent les sages, constatant que le dispositif « dans ses modalités actuelles n’est pas à la hauteur des objectifs qui lui étaient assignés ».
Ainsi, en 2019, seules 2271 demandes d’utilisation de points ont abouti, soit un total de 4 598 depuis les débuts du compte, « ce qui est très réduit ». Son appropriation par les employeurs concernés, malgré l’absence de coût pour ces derniers, « est très en-deçà des objectifs », précise également le rapport. Dès lors, le C2P est devenu une coquille vide, « sans impact sur la prévention ».

 

  • 1Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels.