Politiques de santé au travail : une difficile mise en débat public
Les politiques de santé au travail peinent à émerger dans le débat public. Négociées par les partenaires sociaux, elles constituent des compromis entre exigences économiques et protection des travailleurs. Des compromis guère avouables, donc discrets...
Les politiques de santé au travail se situent au point de rencontre de deux exigences : protéger les travailleurs et ne pas trop imposer de contraintes à l'activité économique des entreprises. Pour simplifier à l'extrême, une politique de ce type se définit en plaçant le curseur à un certain niveau entre ces deux exigences, c'est-à-dire en déterminant ce qui va être considéré comme un risque " acceptable ", démarche qui est loin d'être évidente. Le risque " acceptable " - terme très courant dans le langage des experts et des décideurs - ne peut être défini que comme un risque effectivement accepté, sans qu'il soit possible de préjuger si cette situation sera durable. Le risque accepté (et, de fait, défini comme " acceptable ") est donc un risque perçu comme nécessaire du point de vue des acteurs décidant à son propos et imposé avec succès aux personnes qui auront à le subir.
Admettre l'exposition de certaines populations
Cela signifie que, contrairement aux politiques de santé publique dont le but est de protéger la population vis-à-vis de certains risques pour sa santé, celles relatives à la santé au travail sont des politiques de gestion de risques connus. En d'autres termes, tous les acteurs qui interviennent dans ce domaine savent que les travailleurs sont exposés à des dangers et qu'ils courent des risques parfois assez élevés. Cette caractéristique place l'Etat et les différentes parties prenantes face à des contradictions plutôt difficiles à assumer publiquement. En effet, s'il est facile de mettre en avant le côté protecteur des politiques de santé au travail, il est délicat de revendiquer qu'elles sont aussi des politiques qui imposent, ou du moins entérinent, des niveaux de risque plus élevés pour certaines catégories de population exposées dans le cadre de leur travail.
Ainsi, on peut formuler l'hypothèse que ces politiques, qui sont des politiques de gestion différentielle de la santé des populations, ne peuvent être légitimes que si elles reçoivent peu de publicité et restent assez discrètes. C'est ce que montre en creux la publicité donnée à la question de l'amiante. Sa mise en visibilité, au milieu des années 1990, a rendu impossible la poursuite de sa gestion selon les mêmes modalités que celles appliquées à l'ensemble des toxiques professionnels, comme c'était le cas jusqu'alors. Face à la contrainte de devoir publiquement rendre compte des choix effectués, les acteurs politiques et administratifs n'ont pas eu d'autre recours que de présenter l'amiante comme une exception, comme un scandale qu'il était impossible de généraliser à l'ensemble des risques professionnels. Il n'a jamais pu être assumé publiquement que les arbitrages rendus, préconisant un " usage contrôlé " du matériau, impliquaient de maintenir un certain niveau de risque dans les secteurs concernés. La seule option a été d'interdire l'amiante, en 1997, en espérant que cela suffirait à éviter une remise en cause plus générale des modalités de gestion de la santé au travail.
Cela ne doit pas conduire à interpréter la discrétion de ces politiques comme le résultat d'un complot des industriels avec la complicité des pouvoirs publics. Bien que certains acteurs - en premier lieu les industriels - profitent plus directement de cette situation, il ne faut pas en conclure qu'ils ont la capacité à organiser de bout en bout l'invisibilité des risques professionnels. Ces mécanismes renvoient à des logiques sociales beaucoup plus vastes. Même s'ils en tirent directement profit, les industriels n'ont souvent que peu d'énergie à investir pour maintenir cette situation.
L'héritage de la loi de 1898
Bien que touchant à la santé publique, les politiques de santé au travail relèvent, dans leurs modalités de fonctionnement, des politiques liées aux relations sociales. Elles reposent sur la recherche d'accords, de consensus entre partenaires sociaux autour des orientations à leur donner. En matière de risques professionnels, les relations entre syndicats, employeurs et Etat sont marquées par le compromis historique de la première loi sur l'indemnisation des accidents du travail de 1898, étendue aux maladies professionnelles en 1919 : cette loi assure juridiquement l'automaticité de l'indemnisation, en contrepartie de sa forfaitisation et de l'abandon des poursuites judiciaires de la part des victimes (sauf cas particuliers). Cette logique de compromis pèse fortement sur les décisions, puisque les réglementations adoptées au sein du ministère du Travail le sont presque toujours avec l'accord de l'ensemble des partenaires sociaux. Souvent, notamment pour les réglementations apportant une protection supplémentaire aux salariés mais générant des coûts pour les entreprises, l'attente d'un accord entre partenaires sociaux correspond à un blocage dû aux représentants des employeurs. La lenteur de la création des tableaux pour l'indemnisation de certaines maladies professionnelles en est un exemple assez révélateur.
Cette dépendance vis-à-vis des représentants patronaux est renforcée par les fortes différences dans les capacités à mobiliser une expertise scientifique. Même si la création d'agences d'expertise1 change progressivement cette situation, les principales ressources scientifiques sont généralement issues des employeurs, ne serait-ce que parce que ce sont eux qui peuvent autoriser ou interdire l'accès aux informations. Face aux moyens médicaux ou scientifiques que peut mobiliser une multinationale, les ressources à disposition du ministère du Travail ou des organisations syndicales sont sans commune mesure. Les compromis auxquels aboutissent ces équilibres sont ainsi souvent favorables aux employeurs, d'autant plus qu'une série de facteurs renforce leur position dominante sur les arbitrages effectués.
Parent pauvre de l'administration du Travail
Tout d'abord, les moyens de l'administration sont très minces. Sans parler de la faiblesse des capacités de contrôle de l'application de la réglementation (1 200 inspecteurs et contrôleurs du travail pour 15 millions de salariés), les effectifs limités des bureaux de la direction générale du Travail en charge de ces questions ne leur permettent pas d'instruire l'ensemble des dossiers de leur ressort de façon satisfaisante.
Ensuite, au sein du ministère du Travail, une hiérarchie entre différentes préoccupations existe et les questions de santé au travail paraissent souvent moins centrales que celles relatives au développement de l'emploi et à la lutte contre le chômage. Dans le domaine des risques professionnels, le travail des fonctionnaires du ministère se déroule, en règle générale, sans susciter d'attention spécifique de la part du personnel politique. Le poids des acteurs administratifs, qui n'ont que de façon assez ponctuelle l'appui des politiques, s'en trouve encore affaibli vis-à-vis des autres acteurs.
Enfin, les questions de risque professionnel font souvent l'objet de négociations assez techniques (définition des valeurs limites d'exposition professionnelle ou de normes à respecter), difficiles à s'approprier pour les non-spécialistes. Ces décisions techniques ont un statut réglementaire (arrêté, décret...) menant rarement à l'adoption d'une loi, qui obligerait au contraire à ouvrir un débat public devant la représentation nationale.
Tous ces facteurs conduisent donc à ce que les politiques de santé au travail rencontrent un faible écho. Ils sont d'autant plus efficaces que, souvent, les acteurs qui participent aux négociations et discussions ne sont pas particulièrement demandeurs d'une plus forte publicité. Si l'on saisit bien pourquoi les représentants des employeurs ne cherchent pas à attirer l'attention sur des situations qui favorisent leurs intérêts, cette attitude est plus difficile à comprendre de la part des représentants des salariés et/ou des organisations syndicales.
Des concessions pour sauvegarder le système d'indemnisation
Les organisations syndicales sont en premier lieu prises au piège de la contradiction entre les exigences d'amélioration des conditions de travail et les risques réels - ou simples menaces - de perte d'emplois par délocalisation ou perte de compétitivité des entreprises. Elles éprouvent par ailleurs une certaine réticence à faire état publiquement de compromis dans lesquels entre en jeu la santé d'êtres humains. Autant il peut être facilement rendu compte de négociations sur le temps de travail ou les salaires, en assumant les concessions faites par les salariés sur ces sujets, autant il paraît difficile de dire publiquement que des concessions ont été faites sur la santé ou l'intégrité physique des travailleurs.
Il faut enfin tenir compte du contexte actuel, dans lequel les remises à plat du système de protection sociale aboutissent de façon récurrente à une réduction des droits des salariés ou des assurés sociaux. On peut comprendre que les syndicats ne cherchent pas outre mesure à attirer publiquement l'attention sur les injustices générées par ce système ou ses insuffisances. Ils semblent préférer un système qui, bien qu'imparfait, a le mérite d'exister et d'apporter un certain nombre de garanties aux travailleurs. Ce contexte contraint les organisations syndicales à accepter des compromis de plus en plus insatisfaisants, dans le but de retarder une renégociation de l'ensemble du système.
Les questions de santé au travail sont donc l'objet d'un intérêt de la part de groupes relativement restreints, qui se trouvent directement concernés par ces questions, que ce soit sur un plan professionnel ou militant. En dehors de ces acteurs qui détiennent une certaine spécialisation sur le sujet, la méconnaissance ou le désintérêt dominent. Ainsi, la faible sensibilité à ces questions des journalistes, des acteurs politiques ou des magistrats dans leur ensemble n'est qu'un exemple de la faible diffusion des informations relatives à la santé au travail hors des groupes directement investis sur ce thème.
La fragilisation actuelle des équilibres
Depuis le retentissement de " l'affaire de l'amiante " au milieu des années 1990, les équilibres du secteur de la santé au travail sont progressivement fragilisés. Même si la publicité accordée aux risques professionnels repose parfois sur des quiproquos (voir encadré ci-dessous), l'attention qui leur est portée se révèle croissante, ne serait-ce qu'indirectement, dans des espaces sociaux de plus en plus larges. Depuis l'amiante, les contaminations dues aux éthers de glycol, les troubles musculo-squelettiques ou les pathologies psychologiques reçoivent une attention plus suivie. En prenant une dimension publique importante, ces questions s'imposent comme appelant une réponse urgente et immédiate de la part des acteurs politiques, et une réponse qui soit en phase avec les objectifs des politiques de santé publique de protéger au mieux les populations.
Cette mise en visibilité s'est accompagnée de l'émergence d'organisations telles que l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) et du repositionnement d'une structure comme la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (Fnath)2 . Situés un peu à l'écart des accords entre syndicats et représentants des employeurs, ces acteurs affichent des points de vue plus radicaux, qui poussent à normaliser les questions de santé au travail par rapport aux autres questions de santé publique. Ils investissent aussi de nouveaux répertoires d'action, notamment en portant, pour la première fois de manière si massive depuis 1898, ces problèmes dans les arènes judiciaires. La multiplication des procédures fait réapparaître de manière plus visible la responsabilité des producteurs du risque, qui reste en arrière-plan dans un système dominé par des logiques d'assurance. La judiciarisation constitue par ce biais un puissant vecteur de rapprochement des questions de santé au travail avec les autres questions de santé publique.
Malgré leur importance, ces évolutions récentes n'ont cependant pas conduit à un bouleversement de la santé au travail. Ce secteur de l'action publique reste encore marqué par une forte inertie, qui se traduit par une transformation extrêmement lente de ses modes de fonctionnement.
à lire
Amiante : un scandale improbable. Sociologie d'un problème public, par Emmanuel Henry, coll. Res Publica, Presses universitaires de Rennes, 2007.
" Santé au travail. Quels nouveaux chantiers pour les sciences humaines et sociales ? ", dossier des Cahiers risques collectifs et situations de crise n° 9, juin 2008, CNRS-MSH-Alpes. Commande gratuite sur www.msh-alpes.fr/Publications/CahiersSantetravailSHS.htm