« La pollution au chlordécone produit ses effets encore aujourd’hui »
François Lafforgue est l’avocat des associations EnVie-Santé et Générations Futures, parties civiles dans l’affaire du chlordécone, ce pesticide cancérogène qui empoisonne les Antilles. Il conteste la possible prescription des faits, évoquée récemment par les juges d’instruction.
Le 21 janvier dernier, les sept associations qui ont porté plainte en 2006 et 2007 pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « homicide involontaire » dans l’affaire du chlordécone ont été reçues pour la première fois par les juges d’instruction du pôle de santé publique de Paris. Quinze ans, est-ce un délai habituel ?
François Lafforgue : Dans la plupart des affaires de ce type, qui sont suivies par le pôle de santé publique du tribunal de grande instance de Paris, les délais d’instruction sont très longs. Les auditions des parties civiles surviennent très tardivement et ne peuvent donc être utiles à une instruction déjà fort avancée.
Les plaintes pourraient tomber sous le coup de la prescription selon les juges. Dans des médias antillais, une source anonyme du tribunal judiciaire de Paris a invoqué l’impossibilité de poursuivre le délit de mise en danger de la vie d’autrui avant le 1er mars 1994, date de son entrée en vigueur, l’usage du chlordécone ayant été interdit en 1993. « L’ancienneté des faits, le décès, l’âge et la santé de certains témoins » sont aussi objectées. Le risque de prescription est-il réel ?
F. L. : A notre sens, il n’y a pas de prescription qui pourrait être retenue. En ce qui concerne la « mise en danger de la vie d’autrui », la pollution au chlordécone des terres et des eaux antillaises produit ses effets encore aujourd’hui et fait toujours courir un risque à la population, aux enfants notamment, de développer une pathologie grave avec troubles neurologiques. Dès lors que les effets de la mise en danger se poursuivent, il n’y a pas de prescription opposable aux parties civiles. De plus les agissements fautifs à l’origine de cette infraction ont commencé avant et se sont poursuivis après 1994 : le chlordécone, utilisé dès les années 1970, l’a été encore après l’interdiction.
Quant à la seconde infraction – l’homicide involontaire – et à l’hypothèse que des témoins ou des responsables seraient morts, nous estimons qu’il y a toujours des personnes physiques vivantes dont les responsabilités pourraient être recherchées, puisque l’infraction a trait à la fabrication, la diffusion, l’importation du produit et aux autorisations ou dérogations d’utilisation accordées.
Les juges auraient aussi allégué la disparition d’actes de procédure. S’agit-il d’un motif possible de prescription ?
F. L. : L’état actuel du dossier de l’instruction nous paraît au contraire permettre le renvoi de certaines personnes devant le tribunal correctionnel pour qu’elles s’expliquent devant les victimes. On ne saurait se retrancher derrière la disparition de documents pour retenir la prescription. Au contraire, cette disparition ajoute à la nécessité de poursuivre l’instruction, y compris pour déterminer dans quelles circonstances ils ont disparu.
Le délit d’écocide pour les atteintes graves à l’environnement devrait figurer dans la prochaine loi Climat. Et le 20 janvier, les eurodéputés ont adopté un amendement encourageant l’Union européenne et les Etats membres à reconnaître les atteintes aux écosystèmes comme un crime international. Dans ce contexte, une décision de non-lieu n’aurait-elle pas valeur de contresens ?
F. L. : On peut aussi ajouter la décision du Conseil constitutionnel du 30 janvier 2020, qui retient que la protection de l’environnement prévaut sur la liberté d’entreprendre. La position qu’adopteraient les juges serait en effet en contradiction avec ce mouvement général.
Elle irait aussi à l’encontre de l’avis rendu le 20 janvier dernier par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, qui a infirmé le non-lieu prononcé par ces mêmes juges d’instruction du pôle de santé publique dans un dossier sur l’amiante, celui d’Everite. La cour d’appel a estimé, d’une part, que l’intoxication résultant d’un processus d’accumulation des fibres respirées, c’est toute la période d’exposition qui contribue à la maladie et/ou au décès. Et d’autre part, que chaque dirigeant successif peut avoir participé, à son échelle de responsabilité, à l’exposition des salariés aux fibres d’amiante. Elle demande donc aux juges de reprendre leurs investigations.
Le même raisonnement relatif aux responsabilités cumulatives pourrait s’appliquer au dossier du chlordécone car la période d’exposition court toujours et devrait, hélas, se prolonger durant des centaines d’années, compte tenu de la rémanence de ce pesticide dans l’environnement.
Y a-t-il un parallèle entre ces deux dossiers : l’amiante et le chlordécone ?
F. L. : Depuis vingt ans, on constate dans ces affaires de santé publique que le long travail d’enquête est souvent bien réalisé. Pour le chlordécone, le dossier d’instruction est riche de matériaux. Pourtant, les conséquences qui devraient en être tirées par les juges d’instruction ne le sont pas. Trop souvent, on aboutit quinze ou vingt ans après les premières plaintes à une ordonnance de non-lieu. Comme s’il y avait une absence de volonté d’aller au-delà de l’enquête, de renvoyer les responsables devant le tribunal correctionnel. Cela concerne les juges d’instruction mais aussi le Parquet. La preuve en est d’ailleurs que, dans l’affaire Everite, dès le lendemain de l’arrêt de la cour d’appel, le 21 janvier, le Parquet général a décidé de se pourvoir en cassation contre cette décision et de demander le renvoi des autres affaires sur l’amiante, dans l'attente de l'arrêt de la Haute Juridiction judiciaire.