Le portail d’accès à l’évaluation des risques menacé
Dans un rapport publié début décembre, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) préconise de supprimer le nouveau portail numérique de conservation et mise à disposition des documents uniques d’évaluation des risques professionnels (DUERP).
Les tentatives de réforme successives ne parviennent pas à sortir le document unique de l’ornière. Missionnée par le ministère du Travail, l’Igas a publié un rapport le 6 décembre dans lequel il est souligné que « faute d’une étude d’impact concertée en amont, la réforme se trouve dans une impasse ». Le rapport propose des aménagements réglementaires et législatifs pour le DUERP et appelle les partenaires sociaux et l’Etat à ouvrir de nouvelles concertations sur le sujet.
L’Igas pointe d’abord une sorte de péché originel qui plombe la dernière réforme portant, entre autres, sur le document unique : de nombreuses « ambiguïtés » au sein de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020. En premier lieu, l’inspection note l'ambivalence dans l’usage des termes entre prévention primaire ou secondaire d’une part et réparation d’autre part. Ensuite, l’ANI créé un flou entre traçabilité des risques et traçabilité des expositions. Les inspecteurs relèvent aussi que la loi pour renforcer la prévention en santé au travail du 2 août 2021, laquelle a transposé l’accord signé par les partenaires sociaux, « n’a pas levé l’ambiguïté entre archivage documentaire et traçabilité des expositions ». De surcroît, « les nouvelles règles de conservation et d’accès du DUERP n’ont pas été articulées avec d’autres volets majeurs » de cette loi. Celle-ci a en particulier renforcé le rôle des services de prévention et de santé au travail (SPST), interentreprises ou autonomes, dans la traçabilité individuelle des expositions des salariés. Le texte a précisé le contenu du dossier médical en santé au travail (DMST), apportant d’après l’Igas certaines garanties aux travailleurs.
Réticences entendues des employeurs
Lors de l’élaboration de la loi, un amendement parlementaire motivé par le souci de conserver les DUERP d’entreprises disparues a prévu la création, sous la maîtrise d’ouvrage des organisations professionnelles d’employeurs, d’un portail numérique national d’hébergement et de mise à disposition des DUERP. Ce portail doit garantir la conservation et la mise à disposition du document unique tout en préservant la confidentialité des données. L’accès est en principe restreint par l’intermédiaire d’une procédure d'authentification sécurisée réservée aux personnes et instances habilitées à déposer et mettre à jour le document ainsi qu'aux personnes et instances justifiant d'un intérêt à y avoir accès.
Les discussions ont finalement inscrit dans la loi que tous les DUERP et leurs mises à jour soient conservés pendant une période de 40 ans minimum sur ce portail numérique national. « Cette innovation allait très au-delà̀ du consensus des partenaires sociaux exprimé par l’ANI » souligne l’Igas. Les organisations patronales, réservées sur plusieurs aspects de ce portail, ont imposé « des conditions restrictives » dans le cahier de charges qu’elles ont transmis le 31 mai 2022 au ministre chargé du travail. Devant le casse-tête de la mise en œuvre opérationnelle, ce dernier a finalement saisi l’Igas en décembre 2022 « afin d'expertiser toutes les solutions possibles ».
L’Igas s’oppose en particulier au principe de communication du DUERP hors de l’entreprise, notamment aux anciens travailleurs. Elle liste des risques majeurs d’atteinte au « secret des affaires », procédés de fabrication et substances utilisées, à « la sécurité publique » et au « secret de la défense nationale indirect mais substantiel » pour les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Elle pointe le risque d’« instrumentalisation des documents ». Elle souligne par ailleurs que « la fonction de dépôt et de conservation des DUERP serait lourde et coûteuse alors qu’elle pourrait naturellement être assurée par les SPST ».
Une transparence jugée contre-productive
L’inspection anticipe que la communicabilité des documents pourrait entrainer des effets pervers sur la prévention. Les entreprises censées transmettre un DUERP à d’anciens travailleurs seraient notamment tentées d’appauvrir l’évaluation des risques. « Les DUERP se réduiraient à de simples formalités administratives destinées à la couverture juridique de l’employeur. Une telle évolution se ferait au détriment des travailleurs, des organes de contrôle interne (représentants du personnel) et externe (inspection du travail, services de prévention des organismes de sécurité́ sociale) et de l’employeur lui-même, toujours astreint à une obligation de résultat en matière de sécurité́ et de santé au travail », alerte le rapport.
L’Igas propose plusieurs aménagements et un calendrier, à commencer par l’abrogation de l’article de la loi du 2 août 2021 sur la création du portail numérique. Pour compenser, elle recommande de s’appuyer sur les missions des SPST. L’accès au contenu du DUERP pourrait par exemple passer par les SPST, ce qui supposerait d’introduire une obligation de conservation pendant 40 ans des documents par les services. Deux scénarios sont formulés pour aménager l’accès indirect au contenu du DUERP - au document complet, ou à des extraits choisis - aux travailleurs et anciens travailleurs.
L’inspection propose par ailleurs de créer une sanction administrative pour les entreprises qui ne respectent pas leurs obligations d’actualisation du document unique, et enjoint l’Etat et les partenaires sociaux à engager une concertation systématique pour les réformes de la santé au travail.