Pourquoi les cancers professionnels sont sous-déclarés
La plupart des victimes d'un cancer professionnel n'engagent aucune démarche d'indemnisation. Par ignorance de leurs droits, voire de la possibilité d'un lien entre travail et maladie. Ou faute d'informations sur leurs expositions au risque toxique.
Depuis près de quarante ans, de nombreux acteurs s'alarment d'un phénomène massif de sous-déclaration et de sous-reconnaissance en maladie professionnelle de cancers, atteintes à la santé dues au travail parmi les plus extrêmes. Ainsi, selon les estimations du dernier plan cancer, de 14 000 à 30 000 personnes - et sans doute beaucoup plus - seraient chaque année victimes d'un cancer lié à leur activité professionnelle. Pourtant, moins de 2 000 d'entre elles obtiennent la reconnaissance de leur pathologie en maladie professionnelle par l'Assurance maladie. Comment s'explique un tel écart ? Les bénévoles des permanences associatives et syndicales qui soutiennent les malades du travail dans leurs démarches le savent bien : faire reconnaître une pathologie en maladie professionnelle s'apparente à un parcours du combattant. Le droit à réparation apparaît très spécialisé, la procédure est complexe, les échanges avec les caisses primaires d'assurance maladie s'avèrent compliqués, sans compter la réticence des médecins à jouer le rôle que leur confie la loi, celui de rédiger les certificats médicaux nécessaires à l'accès au droit.
Dans l'ombre, invisibles et inaudibles, des milliers de salariés ou anciens salariés ayant été exposés à des cancérogènes dans le cadre de leur travail ne s'engagent pas dans ces démarches. Pour recourir au droit, il convient en effet qu'ils parviennent à se sentir concernés, c'est-à-dire à considérer leur activité professionnelle comme ayant pu jouer un rôle dans la survenue de leur cancer, à "passer du sentiment de subir un destin biologique à celui d'être victime d'une injustice", pour reprendre les mots du sociologue Michael Pollak. Or cela est loin d'aller de soi. Une recherche-action menée dans le cadre du Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93) auprès de 200 salariés ou anciens salariés atteints d'un cancer bronchopulmonaire et de leurs proches en rend compte : la possibilité d'exercer son droit à réparation est enracinée dans l'histoire singulière et collective des conditions de travail et d'emploi des malades.
Parvenir à faire le lien entre sa maladie et son activité professionnelle suppose déjà d'être en mesure de s'affranchir d'une représentation dominante des causes du cancer, associées aux comportements individuels. La dernière campagne de prévention diffusée sous l'égide du ministère de la Santé en est l'une des dernières illustrations, à l'appui du slogan "Ne pas fumer, éviter l'alcool, bouger plus, manger mieux". Alors même qu'il est impossible, comme pour toutes les maladies multifactorielles, de distinguer le rôle prépondérant d'un facteur cancérogène par rapport à un autre, cette hiérarchisation des causes contribue fortement, sous des arguments d'apparence scientifique, à minimiser le rôle du travail dans l'épidémie de cancers. Elle est adoptée et portée par une grande partie du corps médical, qui n'interroge pas ou peu les conditions de travail des patients et les risques auxquels ils sont ou ont été exposés, laissant dans l'ombre la responsabilité du travail dans la survenue de la pathologie.
Des risques qui échappent à la perception
Emettre l'hypothèse que son cancer pourrait avoir une origine professionnelle implique également d'avoir connaissance de la nature cancérogène des substances utilisées ou des procédés de production. Mais les risques cancérogènes, le plus souvent invisibles et inodores, échappent à la perception. Plus encore, leurs effets surviennent au terme d'un long délai de latence - le cancer peut se déclarer jusqu'à cinquante ans après les expositions. Il est alors rare de voir les conséquences de ces expositions sur le lieu même du travail : retraités ou en arrêt maladie, les salariés atteints d'un cancer ne peuvent personnifier le risque auprès de leurs collègues, comme le ferait un accidenté du travail revenant parmi eux avec un doigt ou un oeil en moins. La pathologie cancéreuse est renvoyée à l'espace du privé, de l'intime, ce qui ne permet pas au collectif de travail de "compter ses morts". Les risques cancérogènes sont invisibles aux travailleurs parce que la maladie elle-même leur est invisible, qu'il n'est pas possible de la nommer, de la voir, de la comprendre et donc de la relier au travail.
La recherche menée en Seine-Saint-Denis montre que la grande majorité des salariés concernés ignoraient tout du caractère cancérogène de leurs expositions. Le cas de l'amiante est à cet égard emblématique. Si le mouvement des victimes de l'amiante et ses recours judiciaires ont largement contribué à rendre visible dans l'espace public la nature mortifère de ces fibres minérales, l'appropriation de ce savoir varie fortement selon la nature de l'entreprise, ce qu'elle produisait, sa taille, et selon les périodes d'activité du salarié, les postes occupés, la stabilité dans son parcours ou au contraire son morcellement, son statut d'emploi, etc. Ainsi, aujourd'hui encore, nombre de salariés ou anciens salariés ne soupçonnent toujours pas qu'ils ont été en contact avec ces fibres dans leur travail. Près de vingt-cinq ans après la disparition du Comité permanent amiante (CPA), actif promoteur de la notion d'"usage contrôlé" du matériau cancérogène, il s'avère en effet impossible d'identifier toutes les compositions et tous les espaces où l'amiante soumet encore les salariés à ses dangers. L'espace de contamination est impossible à cerner. De nouveaux outils techniques d'évaluation de la présence de fibres d'amiante dans l'atmosphère, comme la microscopie électronique à transmission analytique, révèlent même des niveaux de contamination jusqu'alors indécelables. Selon l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), aucun équipement de protection individuelle (EPI) n'offre de garantie absolue face aux fibres fines et courtes, par exemple lors d'une exposition à des plâtres amiantés.
Le "secret des procédés", entrave au droit de savoir
Les possibilités d'accès à la connaissance des risques cancérogènes sur le poste de travail sont, il ne faut pas l'oublier, fondamentalement contraintes par la relation de travail salariée, qui place juridiquement le travailleur dans une relation de subordination à l'employeur, c'est-à-dire, comme le rappelle le juriste Alain Supiot, "une relation où l'un peut commander et où l'autre doit obéir". La volonté de savoir, qui est celle des salariés, se heurte à une grande variété d'obstacles, l'un d'eux étant le "secret des procédés". Ainsi, pistoleteur dans une entreprise de revêtement de métaux entre 1981 et 1996, M. Kamar n'a pu connaître les produits avec lesquels il remplissait son pistolet : "Les étiquettes originales étaient arrachées et les noms étaient codés avec des chiffres et des lettres [pour respecter le] secret de l'entreprise." Salarié d'une usine qui fabrique des balais d'essuie-glace, M. Guilbert, lui, s'est interrogé sur les démangeaisons, les céphalées ou les saignements de nez survenant chez les ouvriers en charge des opérations dans le four à bain de sel. Il est parvenu à lancer une enquête du CHSCT, dont il est membre : "Nous nous sommes confrontés à un mur, l'employeur qui disait "Aujourd'hui, vous n'aurez pas la composition de la lame parce qu'on ne veut pas qu'elle tombe aux mains des concurrents". C'est compliqué quand même de savoir à quels risques sont exposés les salariés si on ne sait pas avec quel composé est fait le produit."
La volonté de se préserver de risques identifiés est tout autant contrainte. Le cas de M. Boutef, décédé en quelques jours d'un cancer fulgurant, à l'âge de 34 ans, peut l'illustrer. Ouvrier dans une entreprise de fabrication de moteurs d'avion, il a travaillé durant quinze ans au secteur fonderie et a été exposé à l'amiante, aux fibres céramiques et à la silice (cristobalite) ainsi qu'aux poussières métalliques (chrome, cobalt, nickel, etc.). En attestent les multiples procès-verbaux qu'il archivait dans le cadre de son activité d'élu CHSCT. On peut y lire les inquiétudes des délégués, leur revendication d'un "abandon rapide des fibres céramiques dans les procédés de fabrication", leur dénonciation du niveau d'empoussièrement dans lequel ils travaillent, particulièrement lors du nettoyage des fours.
A la dernière séance du CHSCT à laquelle il a pu participer, M. Boutef réitère la demande d'installation d'un système d'aspiration adapté. L'employeur, tout en reconnaissant que ce sont "des opérations effectivement difficiles et salissantes", renvoie à plus tard cet achat au prétexte qu'il est obligé de cadencer ses investissements : "S'ils ne veulent plus faire ce nettoyage et si l'opération de nettoyage est insupportable, vous pouvez aussi chercher un autre poste..." Ainsi, au mépris des textes réglementaires qui définissent une hiérarchie des modes de prévention, la substitution du produit dangereux intervenant en premier ressort et la protection individuelle en dernier, la réponse de l'employeur - une multinationale - porte sur les coûts, la nécessité de les répartir dans le temps ; elle renvoie les ouvriers à une responsabilité individuelle, celle de changer de secteur si les conditions s'avèrent trop dures pour eux. En période de crise de l'emploi, la perspective du chômage s'impose comme un risque autrement plus immédiat et réel que le risque cancérogène, hypothétique et à effet différé.
Endormissement, plutôt que vraie prévention
Certains modes de prévention peuvent par ailleurs alimenter chez les salariés l'illusion d'être protégés et faire obstacle à la perception d'un préjudice. Un grand nombre de salariés évoquent ainsi les bouteilles de lait offertes par l'employeur pour nettoyer leur organisme des poussières absorbées. Ce fut même une revendication longtemps portée par des militants syndicaux, convaincus - à tort - que le lait avait des vertus de "contrepoison".
De même, l'existence d'une surveillance médicale renforcée, dispositif prévu dans le cadre de la prévention des risques cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), peut, paradoxalement, être assimilée à une garantie de protection. M. Ferroti, fraiseur dans une entreprise d'usinage de graphite où il était fortement exposé à des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), est décédé à 47 ans d'un cancer fulgurant. "Il se mouchait noir, il crachait noir, il avait des fibres de carbone qui sortaient de ses doigts, témoigne sa femme. Je lui disais "Change de boulot", mais il me répondait toujours "T'inquiète pas, je suis suivi de près". Il avait droit tous les ans à une radio et à des analyses d'urine. En fait, on les conditionne à croire qu'ils sont en sécurité parce qu'ils ont un suivi médical, mais ce n'est pas vrai. Il pensait qu'il était protégé, en fait on l'endormait."
Le port d'EPI représente à cet égard une autre forme d'endormissement. M. Mouss porte ainsi le plus souvent des gants, une combinaison blanche et une cagoule à adduction d'air. Sableur, il travaille dans de grandes cuves métalliques, une activité en milieu confiné qui dégage beaucoup de poussières, auxquelles se mêlent les anciens revêtements, les anciens joints en amiante et les traces des produits conservés dans ces cuves. Dans sa tenue dite "de cosmonaute", il a pu se sentir à l'abri, comme le confirme son épouse, impressionnée elle-même par "le sérieux" de cette protection. Or, indique l'INRS, l'adduction d'air n'est parfaitement efficace que si l'alimentation en débit est à tout moment supérieure à la consommation instantanée du travailleur, notamment en cas d'effort soutenu. Pire encore, il est vraisemblable que le compresseur introduisait des brouillards d'huile potentiellement cancérogènes dans l'air fourni. Comme le constatent Alain Garrigou, Isabelle Baldi et Philippe Dubuc, qui ont mené des recherches sur le port d'EPI en cas de risques phytosanitaires, "le pire en matière de prévention comme de protection est alors d'être exposé à des dangers avérés et de se protéger, donc se croire protégé alors qu'il n'en est rien". Ces différentes modalités ont pu jouer, pour certains salariés, le rôle d'écran à la perception du risque et de sa gravité. Ils ont en tout cas pu penser que leur protection reposait sur leur stricte observance de ces différents "outils" mis à leur disposition, qu'elle relevait donc de leur responsabilité individuelle et non pas, comme la loi le préconise, de l'organisation du travail.
"Socialement acceptables" ?
D'une façon générale, l'entreprise peut apparaître aux yeux de nombreux salariés comme un système organisé, maîtrisé, relativement fiable, quand bien même ils ressentent la pénibilité du travail : si les substances avec lesquelles ils sont ou ont été en contact sont autorisées - elles sont incluses dans les procédés de production et aucune institution ne s'y oppose -, c'est qu'elles ne doivent pas être si dangereuses. Se dévoile ici l'une des conséquences de la loi de 1898 relative à l'indemnisation des accidents du travail, fondatrice de celle sur la réparation des maladies professionnelles votée en 1919 (voir "Repère"). En excluant du cadre du droit commun les accidents (puis les maladies) liés au travail pour les inscrire dans un système de type assurantiel, cette loi les a transformés en risques inhérents au travail, donc "socialement acceptables". N'ayant pas connaissance des ressorts de ce compromis, les salariés ignorent qu'il est ainsi admis qu'un employeur puisse les empoisonner à petit feu. Modelée par le droit commun, leur conscience en épouse les limites : puisque les condamnations d'employeurs devant la justice pénale sont rares, voire inexistantes, la faute n'existe pas.
Alors qu'on célèbre cette année ses 100 ans, le droit à réparation des maladies professionnelles n'est pas parvenu à jouer le rôle de prévention qui devait être le sien, comme l'espérait en 1900 Abel Craissac, ouvrier peintre, animateur de la Fédération CGT des peintres parisiens : "Les patrons, en effet, devront payer aux assurances une prime d'autant plus élevée que la profession de leurs ouvriers sera plus malsaine : en diminuant les risques d'intoxication ou de maladies de leur personnel, les industriels diminueront du même coup leurs frais d'assurances : la peur de la dépense est le commencement de la philanthropie." Il y a urgence à repenser les modes de production pour que les cancérogènes au travail ne restent pas une fatalité. Cela suppose de prendre au sérieux les vies des travailleurs les plus concernés par ce risque, les ouvriers. Les réflexions ouvertes sur la démocratie dans l'entreprise ne peuvent en faire l'impasse.
Cancer et travail : comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels, Tony Musu et Laurent Vogel (dir.), Etui, 2018.
Reconnaissance et occultation des cancers professionnels : le droit à réparation à l'épreuve de la pratique (Seine-Saint-Denis), par Anne Marchand, thèse de sociologie et d'histoire, université d'Evry, 2018.