© Adobe Stock
© Adobe Stock

Pourquoi nous contestons la réforme de la santé au travail

par
DR DR
Amandine De Bonnefon Médecin de prévention
/ 17 février 2021

700 médecins du travail, soit 15 % de l’effectif de la profession, ont écrit aux députés pour critiquer certaines dispositions de la proposition de loi Lecocq. Une des signataires, Amandine de Bonnefon, médecin de prévention, précise leurs arguments dans cette tribune.

La réforme de la santé au travail en discussion à l’Assemblée nationale suscite de vifs débats chez les professionnels. Dans un courrier adressé aux parlementaires, signé par sept cents médecins du travail, nous regrettons l’esprit de la proposition de loi portée par les deux députées LREM, Charlotte Lecocq et Carole Grandjean. Nous entendons contester certaines dispositions jugées dangereuses pour la protection de la santé des salariés et avons proposé des amendements.
La médecine du travail souffre depuis plusieurs années d’une pénurie de praticiens – un problème grave et prévisible qui n’a pas été anticipé malgré de nombreuses alertes. Mais cela ne doit justifier ni qu’on la démantèle, ni qu’on lui substitue une offre de santé au travail démédicalisée qui ne serait alors qu’une coquille vide, sans réelle efficacité, incapable de préserver la santé des travailleurs.

Non au suivi démédicalisé

La prise en charge des consultations médicales de santé au travail par les infirmières ou infirmiers de santé au travail, que le texte vient amplifier, n’est pas une bonne solution. Ces derniers peuvent remplir des missions utiles à la prévention, mais certainement pas ausculter, examiner le salarié, analyser ses comptes-rendus médicaux, ou encore échanger avec le médecin traitant ou le médecin spécialiste. La connaissance précise de l’état de santé physique et psychique du travailleur relève de la médecine et reste indispensable pour proposer des aménagements de poste et des changements d’organisation du travail.
Proposer un suivi démédicalisé aux salariés – tendance initiée depuis des années et renforcée par ce texte – revient à réserver l’accès au médecin uniquement à ceux ayant un état de santé déjà altéré ou à ceux exposés à des risques professionnels dangereux. C’est totalement contraire au message général de la proposition de loi qui prône la prévention et la prise en charge des travailleurs en amont des situations dégradées. Le recours aux infirmiers doit permettre de pouvoir espacer les visites chez le médecin en limitant les risques liés à cet espacement, mais ne doit pas se substituer à un véritable suivi médical des travailleurs.  
Le texte envisage également de confier une partie de ce suivi à des « médecins correspondant », c’est-à-dire à des médecins généralistes qui auraient reçu une formation en santé au travail. Considérant l’activité surchargée de ces professionnels, cette proposition paraît quelque peu surréaliste. Mais par-delà cette difficulté, qui peut croire sérieusement qu’un praticien de ville pourra agir en retour sur les conditions de travail dans une entreprise, alors qu’il ne la connaît pas et qu’il n’y aura pas accès ? C’est pourtant l’essence même de la prévention des risques professionnels.
Le médecin du travail se situe au croisement d’une expertise médicale et d’une expertise de terrain. Cette double casquette lui donne une connaissance de l’état de santé global des collectifs de travailleurs et une connaissance des contraintes physiques et psychiques qui pèsent sur eux. Cela en fait un acteur-clé de la prévention primaire et secondaire en entreprise, indispensable pour guider et piloter l’équipe pluridisciplinaire de santé au travail (infirmiers, ergonomes, psychologues du travail, toxicologues…) dans ses différentes missions. Sans contribution du médecin, « l’offre socle » qui sera proposée aux employeurs sera celle d’une prévention standardisée ; elle sera réalisée par des acteurs compétents mais sans véritable lien avec les problèmes de santé repérés par les médecins du travail.

Davantage exposés aux pressions

Autre problème de taille soulevé par le texte : le rôle de coordination de l’équipe pluridisciplinaire par le médecin du travail, disparait. Il est remplacé par un système de « délégation » de ses missions aux autres intervenants.
Ce changement en apparence anodin va bousculer profondément l’organisation des services de santé au travail, en portant atteinte à deux socles fondamentaux : l’indépendance professionnelle des acteurs chargés de préserver les travailleurs dans le cadre des relations asymétriques qu’ils entretiennent avec l’employeur et la protection des données de santé. Le service est un endroit où le salarié vient confier ses plaintes, ses problèmes de santé et où, dans certaines situations, il demande une aide.
Or le médecin est le seul acteur de prévention au sein des services à bénéficier d’une indépendance professionnelle suffisante pour pouvoir mettre cette demande à l’abri d’éventuelles pressions des entreprises. Il dispose pour cela d’un statut de salarié protégé ; des dispositions du Code de la santé publique garantissent l’indépendance de ses décisions vis à vis des organismes qui l’emploient et protègent ce qui lui est confié. Enlever au médecin le rôle de coordination de l’équipe pluridisciplinaire revient à exposer davantage celle-ci au pouvoir hiérarchique des services, lesquels sont dans une relation commerciale directe avec les entreprises. De facto, cela affaiblit les garanties de protection des salariés pour ce qui touche à leur santé.
Les risques majeurs de désinsertion professionnelle consécutifs à l’épidémie de Covid-19 constituent malheureusement un bon exemple des enjeux de santé au travail auxquels vont être confrontés les services et les entreprises. Afin d’y faire face en menant des actions de qualité, il est préférable de miser sur un renforcement des règles éthiques et professionnelles plutôt que sur un nivellement par le bas. C’est en ce sens que le Conseil de l’ordre des médecins a invité le législateur à modifier la proposition de loi. Les 700 médecins du travail signataires de la présente alerte lui demande aussi de prendre en compte ces exigences.