Pourquoi le télétravail ne fait pas le plein
Malgré les appels des pouvoirs publics à réduire la présence en entreprise quand le travail à distance est possible, les actifs concernés sont moins nombreux qu'en novembre. Aux réticences des managers se conjuguent celles des salariés.
Face à l’envolée de l’épidémie, le gouvernement a beau répéter que le télétravail « reste la règle pour toutes les activités qui le permettent », la consigne peine à s'appliquer. Parmi les actifs concernés, 65 % ont télétravaillé, au moins en partie, en mars contre 70 % en novembre dernier, selon un sondage Harris réalisé pour le ministère du Travail. Lequel admet que « les marges de progression restent importantes », sachant que le milieu professionnel représente 15 % des contaminations au Covid-19 (lorsque leur origine est connue), selon la dernière étude de l’Institut Pasteur.
Un premier frein tiendrait à la culture managériale française marquée par une certaine défiance dans les relations sociales, peu propice au travail à distance. « La situation est contrastée, mais un vivier d'employeurs, les mêmes qu'avant mars 2020, s'illustre par un manque de confiance vis-à-vis du télétravail », observe Jérôme Chemin, secrétaire général adjoint de la CFDT Cadres. « Certaines craintes tiennent à des réflexes du siècle dernier, d'autres sont fondées, notamment de la part des managers de proximité », prévient toutefois le syndicaliste, qui invite à écouter « les réfractaires ». « N’oublions pas que nous sommes dans un télétravail contraint, un non-choix pour tous, insiste Laurence Breton-Kueny, vice-présidente de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH). Il a sauvé une partie de l'activité des entreprises, mais reste en mode “dégradé”. »
Méthodes non transférables
Son déploiement en catastrophe a laissé peu de temps pour la formation des encadrants. « Ceux d’entre eux habitués à un management par le présentiel, où la proximité permet de demander facilement : "Tu en es où de tel dossier ?" ou d'organiser une petite réunion vite fait, se rendent compte que leurs méthodes ne sont pas transférables, analyse Isabelle Barth, professeure en sciences de gestion à l'université de Strasbourg. Ils se demandent comment fédérer, redynamiser les équipes. Le retour sur le lieu de travail apparaît alors comme une solution magique. » A mesure que la situation s’éternise, de nouvelles craintes apparaissent. « L'idée se répand que le manque de rencontres et d'échanges informels est peu propice à la créativité, évoque Pascal Ughetto, professeur de sociologie du travail à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Salariés et managers se rejoignent pour dire que les collectifs se délitent. »
Pour Laurence Breton-Kueny, il serait faux de penser que seuls les employeurs bloquent : « Certains salariés vivent mal le télétravail et c’est notre responsabilité de faire revenir ceux qui ne vont pas bien, tout en faisant des efforts sur le respect des jauges. » Une multitude de paramètres entre en compte dans l’acceptation du travail à distance. Un logement exigu, la présence d'enfants en bas âge ou un accès complexe aux outils dématérialisés « peuvent les amener à faire pression pour retourner le plus vite possible dans l'entreprise », constate Pascal Ughetto.
L'ancienneté dans un poste joue également. « Moins on est expérimenté, moins on est à l'aise pour s'approprier le travail chez soi, illustre le sociologue. Gagner en compétences implique d'acquérir une série de petites informations compliquées à trouver quand on est loin de ses collègues. On cherche par soi-même, ce qui est épuisant et chronophage. » Au sein même des métiers « télétravaillables », le contenu des missions se prête plus ou moins à l’éloignement. « Si vous disposez d'un périmètre circonscrit, avec des tâches qui vous sont propres, vous l'apprécierez davantage que si vous avez besoin d'une coordination fréquente avec d'autres », juge Pascal Ughetto.
Tunnels de réunions
Pour les syndicats, les réticences tiennent aussi à l’épuisement. Secrétaire national de l'Ugict-CGT, Jean-Luc Molins l'attribue chez les cadres à une forte hausse de la charge de travail à domicile. « Ceux d'entre eux qui ont le souci de faire leur boulot correctement et de soutenir leur équipe doivent se rendre plus disponibles, même à des heures pas possible », témoigne-t-il. Ce que pointait l’enquête « Le travail sous épidémie » publiée par la CGT au printemps dernier : 78 % des répondants affirmaient qu’aucune plage horaire n'encadre les temps au cours desquels ils doivent être joignables.
A contrario, des managers tiennent à maintenir certaines pratiques chronophages, pourtant déjà controversées sur site. A l’instar des tunnels de réunions, transposés en visioconférences et souvent jugés inefficaces. Outre la fatigue visuelle, ils renforcent l’impression de vacuité des échanges et de perte de sens.
« Le plus difficile dans le télétravail, c'est l'autonomie dans le mauvais sens du terme, qui oblige à tout réguler soi-même : charge de travail, priorités, temps de connexion, etc. », complète Jérôme Chemin, inquiet de voir des salariés « saturer complètement ». Isabelle Barth alerte à son tour sur les risques psychosociaux qui guettent un nombre croissant de « décrocheurs ». « Le télétravail, en plus du couvre-feu, pousse certains dans un "syndrome de la grotte", assure-t-elle. De plus en plus de managers me disent qu'ils ont du mal à motiver des collaborateurs ayant perdu leur élan. » Une crainte partagée par Laurence Breton-Kueny : « J’appréhende le moment du retour sur site pour toutes ces situations où le lien social se sera trop distendu. C’est aussi pour cela qu’il est bien de faire revenir les salariés de temps en temps, même si l’on a conscience de la problématique sanitaire. »