Emploi la précarité est un handicap pour la santé
Une récente étude sur les liens entre conditions de travail et précarité de l'emploi montre que cette dernière s'accompagne souvent d'un renforcement des contraintes et d'une plus faible autonomie au travail, nuisibles à la santé des salariés.
Pendant les révisions, l'usine s'arrête quasiment de tourner, et toutes les entreprises sous-traitantes interviennent en même temps, raconte Paul1 , 58 ans, mécanicien industriel intérimaire dans la chimie. Là, il faut faire vite : pour remporter l'appel d'offres, l'entreprise sous-traitante s'est engagée sur des délais courts - plus courts chaque année -, alors on travaille dix à douze heures par jour, en prenant des risques. Quand on intervient en maintenance sur de la tuyauterie, par exemple, il faut d'abord la purger et la nettoyer. Mais puisque c'est vite fait, parfois il reste du produit à l'intérieur. De l'acide, des produits gazeux ou de la vapeur bouillante. Ça peut vous péter à la figure, ou vous brûler le visage. J'ai vu des collègues partir à l'hôpital. On ne les a jamais revus. "
Un quart de précaires
Le témoignage de cet intérimaire met en lumière les liens souvent évoqués entre précarité de l'emploi et conditions de travail délétères. Il s'agit néanmoins dans ce cas d'une forme visible de précarité. Il en existe d'autres, moins flagrantes, qui méritent également d'être citées, car elles peuvent s'avérer tout aussi nuisibles pour la santé des salariés. Il faut, pour cela, appréhender la précarité de l'emploi sous un angle un peu plus large. C'est ce que propose le sociologue Serge Paugam dans son ouvrage Le salarié de la précarité2 : un salarié est précaire dès lors que son emploi est incertain et qu'il ne peut prévoir son avenir professionnel. C'est donc le cas des salariés dont le contrat de travail est de courte durée, mais aussi de ceux pour qui le risque d'être licencié est permanent.
Suivant cette logique, la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail a publié en juillet une étude qui sonde en profondeur les relations entre précarité de l'emploi et conditions de travail. " Nous avons retenu une approche diversifiée de la précarité de l'emploi, nous appuyant sur plusieurs des critères énoncés dans le rapport du Conseil national de l'information statistique : la nature des contrats de travail (CDD, intérim...), le sentiment d'insatisfaction concernant la durée du travail (sous-emploi) et le sentiment d'insécurité de l'emploi (crainte de perdre son emploi dans les douze mois) ", annonce Corinne Rouxel, auteure de l'étude. Selon cette définition, plus d'un quart des salariés étaient dans une situation d'emploi précaire ou instable en 2005. Plus précisément, 10 % des salariés étaient en contrat à durée limitée (CDD, saisonniers, apprentis), 2 % en mission d'intérim, 4 % avaient un CDI à temps partiel en souhaitant travailler davantage et 10 % occupaient un CDI en déclarant " craindre pour leur emploi dans l'année à venir ".
Postes pénibles dans l'industrie et la construction
Le premier constat de l'étude de la Dares porte sur les intérimaires. Ces derniers sont particulièrement soumis à de nombreuses pénibilités physiques. Ils déclarent également plus souvent que les salariés stables avoir subi un accident du travail nécessitant des soins au cours des douze derniers mois. Selon l'étude, ces spécificités tiendraient au fait que l'emploi intérimaire se concentre sur des postes d'ouvriers ou d'employés d'exécution dans l'industrie et la construction. Cependant, toutes choses égales par ailleurs - c'est-à-dire à âge, sexe, diplôme, secteur d'activité, catégorie socioprofessionnelle et taille d'établissement équivalents -, les salariés intérimaires présentent un risque moins important de cumuler plus de cinq pénibilités par rapport à ceux occupant un emploi stable. Ils ne s'avèrent pas non plus davantage exposés aux accidents du travail, ce que confirme une autre étude de la Dares3
Pourtant, 15 % des intérimaires déclarent ne pas avoir reçu de formation à la sécurité dans leur entreprise au cours des douze derniers mois, contre 12 % des salariés en emploi stable. Et plus d'un intérimaire sur deux indique manquer de soutien ou d'échanges avec les collègues, ce qui peut nuire à la transmission des connaissances et consignes de sécurité entre salariés permanents et non permanents. Concernant les intérimaires du BTP, la sociologue Elena Mashkova rappelle que ceux-ci cumulent un grand nombre de facteurs de risque : leur jeune âge, sachant que la fréquence des accidents du travail avec arrêt décroît selon l'expérience ; un matériel prêté en moins bon état ; des missions de courte durée, qui nécessitent une rapide adaptation et un effort permanent pour obtenir leur renouvellement.
Comment expliquer, dès lors, que les intérimaires n'aient pas plus d'accidents que les salariés permanents, toutes choses égales par ailleurs ? La faute à la sous-déclaration ? " Les accidents de travail sont en principe déclarés, répond Marie Pascual, médecin du travail, qui reçoit de nombreux intérimaires. Ils sont parfois sous-déclarés, certes, mais pas du tout dans la même proportion que les maladies professionnelles. " Un mystère à élucider, donc.
Amputation de l'activité
Pour les titulaires de contrats courts (CDD, saisonniers et apprentis), les atteintes à la santé sont moins saisissables encore et davantage liées aux horaires ou à l'organisation du travail. Ils ont ainsi plus fréquemment des horaires variables, peu prévisibles ou inconnus d'un jour sur l'autre, et un travail de nuit ou du week-end. Il s'agit en majorité de salariés peu diplômés, d'employés du commerce et des services, notamment dans les services aux particuliers, l'action sociale et l'administration. Ils ont quelques points communs avec les intérimaires : 23 % d'entre eux déclarent ne pas avoir reçu de formation à la sécurité dans leur entreprise au cours des douze derniers mois. Surtout, ils ont, comme les intérimaires, peu d'autonomie dans leur travail. Près d'un tiers des titulaires de contrats courts et la moitié des intérimaires ne peuvent pas faire varier les délais de production ou adapter l'organisation de leur travail, contre 18 % pour les salariés en emploi stable. En revanche, leur travail est plutôt moins intense : il leur arrive moins souvent de se dépêcher ou d'abandonner une tâche pour une autre. Leur santé s'en trouve-t-elle pour autant épargnée ? Pas vraiment.
L'intensité du travail n'est pas en elle-même prédictive d'atteintes à la santé, selon le Dr Philippe Davezies, de l'Institut universitaire de médecine et santé au travail à Lyon. Une moindre autonomie, en revanche, peut l'être. Selon ce médecin, " les effets sur la santé ne sont pas dus à un excès d'activité, mais plutôt à des phénomènes d'amputation de l'activité ". Amputation ? Il s'agit pour le travailleur d'une diminution de ses possibilités de s'approprier les règles liées à son travail, de les personnaliser. Quand le travailleur dispose de peu d'autonomie, il lui faut appliquer passivement ces règles, sans pouvoir y apporter son expérience, sa touche personnelle, sans pouvoir non plus les adapter aux situations réelles qui s'écartent de la norme. Il devient un simple rouage. Pour Philippe Davezies, la possibilité pour les salariés de s'approprier leur travail est un déterminant de leur santé. Les titulaires de contrats courts et les intérimaires s'en trouvant privés dans un certain nombre de cas, il est à craindre pour la leur.
Le fait d'avoir un CDI ne garantit pas pour autant le maintien en bonne santé. Les salariés en CDI déclarant avoir des craintes pour leur emploi dans l'année à venir disposent eux aussi d'une faible autonomie. Ces salariés au CDI " fragilisé " se retrouvent plus particulièrement parmi les ouvriers travaillant dans des secteurs industriels exposés à la concurrence.
Travailleurs sous tension
Toutefois, ceux-ci ne sont pas tous confrontés aux mêmes contraintes. Seuls ceux qui craignent de perdre leur emploi, notamment parce qu'ils exercent dans un sous-secteur particulièrement menacé, connaissent un peu plus souvent des horaires atypiques et difficilement prévisibles. Ils sont aussi plus fréquemment exposés à des cadences de production ou à un travail à la chaîne (24 %, contre 13 % pour les salariés stables). Leur travail est davantage contraint par une demande extérieure, par des normes de production ou des délais à respecter dans l'urgence. Ils signalent en outre devoir toujours se dépêcher dans leur travail ou interrompre une tâche pour une autre, ce qui traduit une forte intensité du travail.
" Disposant plus souvent d'une faible autonomie face à un travail intense qu'ils doivent réaliser avec des moyens jugés insuffisants et d'un plus faible soutien de leur hiérarchie, ils sont plus fréquemment que les autres exposés à des situations de forte tension au travail, sources de problèmes de santé physiques et psychiques ", commente Corinne Rouxel. Les salariés au CDI fragilisé sont également confrontés à un cumul important de pénibilités physiques. Ils sont plus exposés à au moins un des risques professionnels suivants : respirer des fumées ou des poussières, être en contact avec des produits dangereux, courir un risque infectieux. Ils accèdent un peu moins souvent à une information sur ces risques et subissent des accidents du travail nettement plus souvent que les salariés en emploi stable. Reste à savoir qui ils sont précisément. Pour l'auteure de l'étude de la Dares, seule une approche plus qualitative de ce groupe fraîchement identifié permettrait d'affiner les constats faits à leur propos.
" Conditions de travail et précarité de l'emploi ", par Corinne Rouxel, Premières Synthèses n° 28.2, juillet 2009. Consultable sur www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/2009.07-28.2.pdf
Emploi, chômage, précarité. Mieux mesurer pour mieux débattre et mieux agir, sous la présidence de Jean-Baptiste de Foucauld, Conseil national de l'information statistique, juin 2008. Rapport consultable sur www.cnis.fr/Agenda/DPR/DPR_0653.pdf
" Insécurité de l'emploi, la santé en danger ", par Valentine Hélardot, Santé & Travail n° 58, avril 2007.