La prévention à l'italienne, un modèle pour l'Europe ?
Dans l'Italie des années 1970 s'est développé un modèle original de prévention, impliquant les collectifs de travail. Comment les syndicats européens peuvent-ils l'adapter au contexte actuel ? Une question posée lors d'un récent séminaire.
La salute non si vende" ("La santé n'est pas à vendre"). Ce slogan symbolise le modèle ouvrier italien de lutte pour la santé au travail développé dans les années 1970 et 1980. Un tournant dans l'approche des risques professionnels, qui met en avant la capacité des travailleurs à agir collectivement sur l'organisation de la production1 . Le mouvement syndical peut-il s'inspirer de cette expérience, en l'adaptant au contexte actuel du travail, pour donner un second souffle à la prévention en Europe ? Car force est de constater que la dynamique des réformes impulsée par les directives communautaires marque le pas. Syndicalistes, historiens et chercheurs ont débattu de la question lors d'un séminaire qui s'est tenu les 9 et 10 février à Bruxelles, à l'initiative de l'Institut syndical européen (European Trade Union Institute, Etui).
Des mesures préventives plutôt que des primes de risque
L'histoire commence à Turin, dans les années 1960. Les travailleurs de l'usine chimique Farmitalia se plaignent d'être exposés à des substances toxiques. Lancée par des syndicalistes, des médecins et des ouvriers, une enquête est réalisée sur les expositions, à l'issue de laquelle le collectif réclame le remplacement des produits dangereux ; une grève éclate, suivie par 97 % des salariés. La démarche est novatrice, à une époque où les risques pour la santé sont compensés par des primes, partie du salaire à laquelle les travailleurs sont attachés. L'expérience est ensuite reprise chez Fiat, avec un groupe de travail sur la silicose.
Les syndicats turinois théorisent alors une approche de la prévention, que l'on retrouve bientôt un peu partout en Italie à la faveur des luttes sociales du début des années 1970. Elle repose sur un principe : la santé ne se délègue pas. Diego Alhaique, consultant santé et sécurité de la Fondation Giuseppe Di Vittorio, explique : "La participation du "groupe homogène" composé de travailleurs non délégués est le point de départ fondamental pour concevoir la prévention des risques du travail, à partir d'une validation par consensus des données observées sur le terrain." A l'initiative d'organisations syndicales locales, des commissions mixtes sur l'environnement de travail, réunissant travailleurs et experts qui créent un langage partagé, essaiment dans les grandes entreprises.
La capacité des travailleurs à discuter leurs conditions de travail dans une négociation collective décentralisée au niveau de l'usine sera portée par plusieurs avancées. Votée en 1970, la loi n° 300 sur le statut des travailleurs en est une : "Cette loi est importante, estime Claudio Stanzani, directeur du centre d'études SindNova. Les travailleurs gagnent le droit de vérifier si les normes pour prévenir les accidents et les maladies professionnelles sont appliquées et si toutes les mesures pour leur santé sont prises. Auparavant objets de la sécurité, ils en deviennent les protagonistes." En mars 1972, 3 000 représentants des principaux syndicats se rassemblent à Rimini pour une première conférence nationale sur la protection de la santé au travail. Ils adoptent ce changement de stratégie : la prévention plutôt que la monétisation des risques. Deux ans plus tard, ils créent le Centre de recherches et de documentation sur les risques et les dommages liés au travail (CRD). Ce lieu où est synthétisée la connaissance sur la santé et la sécurité - qu'elle relève des expériences de terrain, de l'expertise technique ou de la législation - permet de partager la culture de la prévention avec les salariés.
Point de rencontre entre le monde du travail et le monde scientifique, le CRD va être, durant ses dix années d'existence, une référence pour de nombreux mouvements syndicaux européens. Ces derniers déclinent sous diverses formes cette collaboration entre travailleurs et experts, parfois dès le milieu des années 1960. Ainsi, en France, les troubles de santé des ouvrières de l'industrie électronique conduisent à une recherche-action sur les conditions de travail menée de 1963 à 1972 ; celle-ci est fondée sur une coopération entre syndicalistes et ergonomes, avec la participation des salariées et une mise en discussion des résultats. On peut aussi citer le combat des ouvriers de l'usine Penarroya de Lyon2 . Exposés au plomb, ils font grève en 1972 pour réclamer des équipements de protection. Ce mouvement sera suivi d'une enquête médicale sur l'intoxication saturnine, initiée par les salariés immigrés et les médecins du comité de soutien. Toujours au début des années 1970, les "boutiques de sciences" deviennent aux Pays-Bas des acteurs clés de la prévention, en mettant la recherche sur la santé au travail au service des besoins du terrain et en facilitant l'accès à la connaissance. Mais leur budget sera drastiquement réduit au milieu des années 1980. Au Danemark, le Groupe des travailleurs et scientifiques pour l'action sur l'environnement de travail, fondé en 1975, mène des analyses critiques sur les problèmes de santé et sécurité. Quant au magazine britannique Hazards, dont le premier bulletin paraît en 1977, il sert de pont entre experts et militants syndicaux de la prévention3
Risques professionnels et environnementaux, même combat !
Le modèle italien, qui a perdu de sa force sous l'effet de la crise économique et de l'affaiblissement des syndicats dans les années 1980, est-il aujourd'hui daté ? Selon les participants au séminaire, il garde sa pertinence sur le fond. Mais il se heurte aujourd'hui à la forte dérégulation du monde du travail : "L'emploi n'est plus permanent, ni à plein temps, ni même sous contrat, comme le montre le fort développement de l'économie parallèle en Espagne, constate Angel Carcoba, sociologue du travail. Le chômage important, la précarité, l'externalisation des risques dessinent une configuration dans laquelle il faut repenser ce modèle, qui a malheureusement été "kidnappé" par les technocrates." Laurent Vogel, juriste au département santé-sécurité de l'Etui, reconnaît pour sa part que "la sous-traitance, la dématérialisation des processus de production, les nouvelles méthodes de management qui atomisent les collectifs de travail rendent l'action du "groupe homogène" plus problématique". Ce qui fait craindre un grand recul, avec une approche individualisée de la prévention, instrument d'un retour à la monétisation des risques professionnels. "Le compte pénibilité en France n'en est-il pas le signe ?", s'interroge une participante.
Renouer avec l'esprit des années 1970 ne va donc pas de soi. "Il faut une prise de conscience forte des syndicats pour prendre en compte ces changements structurels, soutient Claudio Stanzani. Ils doivent être représentatifs de l'ensemble des travailleurs, des jeunes aux indépendants, avec un meilleur ancrage local. Une approche globale des réalités du travail est nécessaire." Pour Laurent Vogel, il est possible de chercher une meilleure articulation entre la lutte contre les risques professionnels et celles contre les risques environnementaux, comme le mouvement des green bans en Australie pendant les années 1970, au sein duquel "des syndicalistes du secteur de la construction se battaient contre des chantiers nuisibles pour leur santé et le territoire". Silvana Roseto, secrétaire confédérale chargée de la santé au travail de l'Union italienne du travail (UIL), affirme sa conviction : "Nous devons être unis dans la critique du système de production actuel et dans l'affirmation du principe de non-délégation de la santé et la sécurité des travailleurs. Et nous positionner, vis-à-vis des entreprises et de l'Etat, pour défendre la prévention comme un investissement."