Prévention du stress : Reprendre la parole sur le travail
Le plan du gouvernement contre le stress au travail est-il à la hauteur des enjeux ? Des chercheurs et acteurs de terrain, membres du comité de rédaction de Santé & Travail ou de son réseau, en doutent. A la croisée des pistes qu'ils avancent : le débat sur le travail.
Effet de l'émotion suscitée par les suicides chez France Télécom ? Xavier Darcos présentait le 9 octobre un plan d'urgence pour la prévention du stress au travail (voir encadré ci-dessous). Sa mesure phare : l'obligation pour les entreprises de plus de 1 000 salariés d'engager des négociations d'ici au 1er février. Une façon de doper la mise en oeuvre, restée en panne, de l'accord national interprofessionnel (ANI) sur le stress au travail de 20081 . Mais ce plan suscitera-t-il des réponses à la hauteur des enjeux ?
" Ce n'est pas sérieux ", juge Yves Clot, professeur de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qui voit dans ce plan une forme de " despotisme compassionnel "" Il risque, commente-t-il, de précipiter les entreprises dans des stratégies qui ne feront pas le compte - car la crise est profonde - et qui étendront encore le domaine de la gestion : on va "gérer la souffrance". " Christophe Dejours, professeur à la chaire de psychanalyse, santé, travail au Cnam, considère qu'il y a là surtout un effet d'annonce (voir entretien page 9). Pour d'autres, le plan peut favoriser la mobilisation, mais il ne faut pas s'attendre à des miracles. " Montrer que la santé psychique des salariés devient une préoccupation de l'Etat est une bonne chose, le problème est le regard qui sera porté sur le pourquoi ", estime François Daniellou, professeur d'ergonomie à l'université Bordeaux 2. Pour Yves Bongiorno, conseiller confédéral de la CGT, " on sort du déni, mais ce n'est pas encore gagné. L'ANI ouvre une porte sur l'organisation du travail : un progrès, car c'est une chasse gardée du patronat. Mais il ne s'agit pas de négocier des mesures du type observatoire du stress ou suivi des plus fragiles, comme dans l'accord signé chez PSA2 . Il faut débattre du travail ".
Que les salariés puissent aborder collectivement les difficultés de leur travail constitue le noyau dur de toutes les approches. " Au coeur des pathologies, il y a les effets injustes des stratégies d'entreprise, leurs contradictions avec le concret des activités, avec les exigences des clients. Les salariés vivent dans la solitude des conflits éthiques quotidiens ", explique Anne Flottes3 , psychodynamicienne du travail. Le constat est unanime : dans les organisations actuelles, les salariés ne parviennent pas à faire un travail de qualité dans lequel ils se reconnaissent. Et, de plus, ils sont isolés. " Les conflits psychiques sont des conflits sociaux qui n'ont pas lieu et qui sont intériorisés, note François Daniellou. Il est nécessaire de remettre sur la table les contradictions. "
Yves Clot insiste sur ce conflit irréductible entre le point de vue de la rentabilité et celui de la qualité. Aux salariés de faire l'expérience de la " dispute ", la discussion collective sur le métier à partir des gestes les plus ordinaires. " La question du métier est centrale. Pour pouvoir le défendre, il faut s'y attaquer vraiment et développer des critères de qualité réalistes. " Donc faire fonctionner des collectifs qui sont tout sauf consensuels. C'est à partir de là que le conflit avec la direction peut être mis sur la table et " conduire à des compromis dynamiques où l'autorité des salariés sur leur travail se développe et la légitimité de la direction grandit "
Vertus de la machine à café
Mais comment parler du travail dans des collectifs éclatés, où les salariés sont mis en concurrence, où la chasse aux temps morts est la norme, où les espaces de convivialité disparaissent ? " Des pauses-café à l'abri des regards, des temps de convivialité... Il faut regagner des marges pour que les salariés puissent débattre entre eux mais aussi avec leur chef ", préconise Yves Bongiorno. La hiérarchie directe n'a plus la même connaissance du travail que la maîtrise d'autrefois et les directions sont très éloignées du terrain. " La vision gestionnaire domine, les objectifs et indicateurs sont aveugles par rapport au travail réel ", souligne Emmanuel Couvreur, administrateur à la Fondation de Dublin pour la CFDT. " Il est important de soutenir le management intermédiaire, qui se heurte aussi à la difficulté de faire remonter les problèmes ", indique Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l'université Lyon 1.
A ses yeux, il y a dans le droit d'expression des salariés - disposition des lois Auroux de 1982 tombée en désuétude (voir " Repère ") - une piste à réactiver. " L'outil existe, les organisations syndicales peuvent donc négocier du temps autonome pour que les collectifs réfléchissent sur leur travail. " A condition de bien encadrer ses modalités d'application, car, remarque Yves Clot, " une parole qui ne transforme pas les situations s'épuise ". Pour François Daniellou, " outre les connaissances qu'elle met au jour, une pratique de ce type fait germer des possibilités d'action insoupçonnées, dès lors qu'on cible des choses concrètes "
Il y a moins formel pour reconquérir des espaces de discussion. Anne Flottes, par exemple, croit aux vertus de la machine à café. " Après, l'information remonte par différents biais, si les structures légitimes jouent leur rôle. " Les supports existants fournissent aussi de quoi faire. Ainsi, la discussion sur le document unique d'évaluation des risques, avec son actualisation annuelle, secteur par secteur, peut être un bon lieu d'échanges.
Quelle qu'en soit la forme, le débat nécessite un accompagnement des représentants du personnel (RP). La façon dont ils s'en emparent est déterminante. " Un employeur a besoin d'être convaincu de l'intérêt d'ouvrir des espaces de dialogue, et les syndicats de développer une pratique de proximité avec les salariés ", observe Laurence Théry, directrice de l'Agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) Picardie. Et, là, il y a des progrès à faire. " La légitimité ne suffit pas, il faut développer le réflexe d'aller voir, avec une présence modeste, curieuse et bienveillante. Ce n'est pas la culture majoritaire ", résume François Daniellou.
En première ligne, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui dispose de réels moyens d'action, avec ses pouvoirs d'enquête, d'alerte, de recours à expertise. Pour Dominique Huez, médecin du travail, " les CHSCT devraient aussi développer des initiatives en propre à partir de signaux d'alerte : repérer ce qui se dégrade et susciter la réflexion collective des salariés à partir de là ". Toutefois, rappelle Anne Flottes, " il est difficile de faire un vrai travail sur le terrain : cela demande du temps et de la formation ". Michel Lallier, président de l'Association des victimes de suicides et de dépressions professionnelles, ajoute qu'il faut aussi " un appui plus soutenu des médecins du travail, qui ne jouent pas assez leur rôle d'alerte "
Une efficace menace de mise en demeure
Evidemment, sans volonté de la direction de prendre en compte ce qui s'exprime, il est dur de nourrir une dynamique. Faut-il pour autant obliger les entreprises à répondre ? " Réglementer n'est pas une solution, la question est plutôt de faire respecter les instances de représentation du personnel et de faire évoluer le dialogue social ", soutient François Daniellou. Et il ne faut pas négliger le rôle d'aiguillon et de recours des corps de contrôle de l'Etat. Après les nombreuses alertes auxquelles elle était restée sourde, la direction de France Télécom a fini par geler les mobilités forcées... sous la menace d'une mise en demeure agitée par l'inspecteur du travail. " Les articles du Code du travail définissant les obligations de l'employeur en matière d'évaluation des risques sont clairs, affirme Jacques Thellier, inspecteur du travail. Entre nos propres outils et les différents recours qu'offre la loi, sur le harcèlement moral notamment, il y a des moyens d'agir. "
" Pourquoi ne pas imaginer un cadre de droit, qui permette de donner des repères pour éviter des risques organisationnels d'atteinte à la santé mentale, comme il en existe pour d'autres risques ? ", suggère Dominique Huez. Il n'existe pas non plus de loi spécifique pour prendre en compte ce qui est de plus en plus qualifié de " harcèlement stratégique ". La question fait débat. En attendant, la jurisprudence évolue : dans un arrêt du 10 novembre, la Cour de cassation a fait un lien entre l'altération de la santé d'un salarié et les méthodes de gestion d'un supérieur hiérarchique.
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L'ANI signé le 2 juillet 2008 est lui-même une déclinaison d'un texte européen de 2004.
- 2
Cet accord, signé le 12 octobre (mais pas par la CGT), prévoit un " dispositif d'évaluation et de suivi du stress professionnel " qui s'appuie sur des questionnaires remplis lors des visites médicales, la construction de plans d'action collectifs, des cellules de veille tripartites (ressources humaines, médecin, CHSCT), des mesures d'accompagnement individuel, un numéro Vert.
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Anne Flottes ainsi que Philippe Davezies, Laurence Théry, Dominique Huez et Michel Lallier, également cités ici, sont membres du comité de rédaction de Santé & Travail