
La prévention primaire, clé de voûte de l’obligation de sécurité
C’est maintenant bien établi sur le plan du droit : pour satisfaire à son obligation de sécurité, l’entreprise doit suivre l’ensemble des neuf principes généraux de prévention inscrits dans le Code du travail, en particulier ceux qui constituent la prévention primaire des risques. Et qui peinent encore à être appliqués. Deuxième volet d'une série de deux chroniques sur l'obligation de sécurité de l'employeur.
C’est sans doute dans le domaine des risques psychosociaux (RPS) que les entreprises déploient les mesures de prévention les plus nombreuses, à grand renfort de communication, de sensibilisation, de formation des managers aux « bonnes pratiques », de notes de service, de process et engagements en tout genre, sans véritablement agir sur le cœur des facteurs de RPS : l’organisation du travail et les méthodes de management.
Au niveau national, le résultat est malheureusement à la hauteur de cette carence : les RPS n’ont jamais cessé d’augmenter, si l’on en juge par la forte progression des arrêts maladie qui en résultent ou encore par le nombre de maladies professionnelles ou d’accidents du travail d’origine psychique reconnus et indemnisés. Et encore ne constituent-ils que la partie visible de l’iceberg. Les estimations du nombre de maladies professionnelles relatives à la santé mentale qui devraient être pris en charge sont infiniment plus élevées que les chiffres officiels. Mais voilà, les entreprises ne veulent pas modifier leurs choix de méthodes de management et d’organisation du travail, considérées comme intouchables. Quand des problèmes de santé surviennent pour les salariés, il faut bien montrer que l’on prend le problème à bras le corps, mais sans rien changer à l’essentiel. « Tout changer pour que rien ne change », selon l’adage.
L’adaptation du travail à l’homme
Alors, les mesures mises en œuvre par l’immense majorité des entreprises confrontées aux RPS s’inscrivent dans le champ de l’adaptation de l’homme au travail. C’est au travailleur de s’adapter puisqu’on s’interdit de changer le travail. Et les entreprises sont prêtes à dépenser des fortunes pour aider les salariés à mieux supporter une organisation délétère, à « faire face au stress », ou à « gérer les situations stressantes », à adopter une « pensée positive », à « s’adapter au changement »… Autant de mesures appartenant à la catégorie dite de la prévention secondaire (lire encadré ci-dessous). Et si cela ne suffit pas et que la situation s’aggrave pour certains salariés, alors on passe à la prévention tertiaire, avec des numéros verts pour consulter par téléphone un psychologue, ou avec des tickets psy qui donnent droit à un nombre de séances chez un psychologue, voire à des cours de relaxation sur le lieu de travail.
Pourtant, pour répondre à son obligation légale de sécurité (lire aussi le premier volet de cette chronique en deux épisodes de Michel Miné : La sécurité, une obligation intense de l'employeur), l’entreprise doit mettre en œuvre en priorité une politique de prévention primaire, matérialisée par l’adaptation du travail à l’homme, soit l’inverse de celle développée dans l’immense majorité des cas face aux RPS.
Cela veut dire agir sur la charge de travail, sur la place à reconnaître à la coopération entre les salariés d’une équipe ou entre les équipes, sur l’expression collective des salariés sur leur travail et sur leurs difficultés à faire un travail de qualité, pour ne citer que les mesures les plus admises par les spécialistes du sujet.
Seule la prévention primaire constitue une prévention authentique des risques professionnels permettant la préservation effective de la santé de la personne (lire encadré "Des textes marquant la volonté d'instaurer la prévention primaire").
« L'employeur est obligé d'assurer la sécurité et la santé des travailleurs »
Du point de vue de ses fondements juridiques légaux, en entreprise, la prévention primaire repose notamment sur la Convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) n° 187 de 2006 sur le cadre promotionnel pour la sécurité et la santé au travail. Selon cette dernière, il convient de « combattre à la source les risques ou les dangers imputables au travail » pour faire progresser « le droit des travailleurs à un milieu de travail sûr et salubre » (art. 3).
Elle repose également sur le droit de l’Union européenne qui, selon la directive n° 89/391 du 12 juin 1989, art. 5 § 1, prévoit que « l'employeur est obligé d'assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail ». Ce qui est transposé dans le Code du travail avec l’article L. 4121-1 par « l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».
Sur ce fondement, la jurisprudence de la Cour de cassation a considéré que l’obligation légale de sécurité impose à l’employeur « de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs », depuis l’arrêt Soc. 1er juin 2016, Sté Finimétal.
Ainsi, l’employeur doit mettre en œuvre la politique de prévention primaire des risques professionnels dans l’entreprise sur le fondement des principes généraux de prévention, inscrits dans le Code du travail, en particulier trois de ces neuf principes. Il doit donc suivre les étapes suivantes :
1) Éviter les risques (art. L. 4121-2-1°)
Cela signifie éviter l’exposition du travailleur au danger, éviter la rencontre de l’être humain avec le danger. Le principe d’évitement des risques ne permet pas toujours de supprimer les risques. Mais il doit permettre de les éviter. Il s’agit là de l’étape essentielle et déterminante de la prévention primaire.
Ce principe est à mettre en œuvre en particulier au moment de la conception ou de la transformation d’une organisation du travail, d’une nouvelle installation, etc.
Au regard des risques chimiques, par exemple, il s’agit d’appliquer le principe de substitution : « Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux » (art. L. 4121-2-6°), dans de nombreux secteurs d’activité au-delà des industries chimiques (propreté, fleuristes, pressing, etc.).
Pour éviter la pollution de l’atmosphère du local de travail, les émissions (gaz, vapeurs, aérosols de particules, de substances insalubres, gênantes ou dangereuses, etc.) « sont supprimées (…) ». À défaut, elles sont « captées au fur et à mesure de leur production, au plus près de leur source d’émission (…) » (art. R. 4222-12).
Éviter les risques de surcharge de travail, qui peuvent générer épuisement professionnel, stress, troubles musculosquelettiques (TMS), etc. peut impliquer de repenser et modifier l’organisation du travail, d’augmenter les effectifs (ANI de1975 sur les conditions de travail), de changer des logiciels inadaptés, d’améliorer la circulation de l’information, etc.
Éviter le risque d’« exposition continuelle aux substances allergisantes produites par une moquette », nécessite un nettoyage en profondeur plus fréquent et en cas de nécessité le remplacement du revêtement (à défaut, si le risque se réalise avec une maladie professionnelle affectant une secrétaire, la faute inexcusable de l’employeur peut être reconnue, TJ Bobigny, pôle social, 11 octobre 2024).
Éviter les risques liés à la coactivité sur un site nécessite d’anticiper avec l’ensemble des acteurs les interventions des différentes entreprises (art. R. 4511-7 et s.).
Pour éviter les risques, il est nécessaire de s’intéresser au travail réel, au travail concret de chacun au quotidien. Pour cela, le savoir empirique des premiers experts du travail, les travailleuses et travailleurs, est à mobiliser (diagnostic des risques, avis sur les mesures de prévention, etc.).
2) Combattre les risques à la source (art. L. 4121-2-3°)
Il s’agit de combattre « la cause » du risque, en intégrant la prévention en amont, « à la source ». Cette démarche est à réaliser lors de la conception du travail à réaliser par anticipation, en faisant œuvrer ensemble concepteurs (bureaux d’études, etc.), utilisateurs, travailleurs et préventeurs, qu’il s’agisse des représentants du personnel des CSE ou des CSSCT ou des professionnels de la prévention.
À défaut, il s’agit de procéder à la modification du mode opératoire, en analysant « l’arbre des causes » du risque identifié et en mobilisant tous les savoirs, notamment ceux des travailleurs.
Par exemple, pour réduire les nuisances sonores, il convient d’intervenir à la fois sur la source de bruit (machine, etc.) et sur son environnement (traitement acoustique des plafonds et cloisons, écran acoustique, sol antivibratoire ou semelle antivibratile, etc.).
3) Adapter le travail à l'homme (art. L. 4121-2-4°)
Et le 4e alinéa de préciser « …en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production »
Ce quatrième principe général de prévention porte sur le « travail réel » et non sur le résultat du travail attendu par l’employeur, ce que les ergonomes appellent le travail prescrit. Plusieurs niveaux sont ici concernés, aussi bien le poste de travail proprement dit, qui doit être conçu en fonction de l’activité réelle de travail, mais aussi les méthodes de travail. Elles doivent répondre aux besoins des personnes concernées. Cela implique la participation des travailleurs à la démarche de conception.
Cette obligation d’adaptation du travail à l’être humain doit aussi se traduire dans une politique d’inclusion de chaque personne dans le travail, quelles que soit ses caractéristiques (sexe, âge, état de santé et handicap), pour prévenir toute discrimination.
Au-delà des risques physiques ou chimiques ou des risques d’accident, le sens et le contenu du travail sont également à prendre en compte. Ainsi, l’adaptation du travail à l’homme répond à l’exigence d’ « un régime de travail réellement humain » assurant « l'emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » (OIT, Déclaration de Philadelphie de 1944). Au regard des transformations en cours et à venir du travail, et précisément de l’explosion des risques psychosociaux et de la perte de sens du travail dont se plaignent de plus en plus de salariés, cette exigence est d’une grande actualité.
Enfin, on retiendra également que le 7ème principe de prévention oblige l’employeur à « planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants » (art. L. 4121-2-7°) et que la trace de cette planification doit être consignée dans le programme annuel de prévention des risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail (Papripact).
Ce programme doit contenir la liste détaillée des mesures devant être prises au cours de l'année à venir, ainsi que, pour chaque mesure, ses conditions d'exécution, des indicateurs de résultat (réduction de la sinistralité, etc.) et l'estimation de son coût (art. L. 4121-3-1-III). C’est donc le bon endroit pour transcrire les actions de prévention pour « éviter les risques », « combattre les risques à la source » et « adapter le travail à l’homme » et ainsi supprimer les causes des risques professionnels.
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"L'Esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total", par Alain Supiot, Seuil.
"La santé au travail", par Emmanuelle Wurtz et Hervé Lanouzière, Économica.
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