« La prévention des risques pour les intérimaires reste largement inopérante »
Dans un livre publié fin octobre, un collectif de chercheurs dépeint la dure réalité de la « condition intérimaire » entre précarité de l’emploi, exposition accrue aux risques professionnels, atteintes à la santé et discriminations. Blandine Barlet, sociologue et co-autrice de l’ouvrage, souligne l’inefficacité du système de santé au travail pour protéger les salariés de l'intérim.
Dans votre ouvrage1
, vous expliquez que la « condition intérimaire » représente « l’un des visages du renouvellement de la condition ouvrière ». Qu’entendez-vous par-là ?
Blandine Barlet : La main-d'œuvre dans l’intérim est massivement masculine, jeune et travaillant dans le secteur de l’industrie. Nous avons voulu insister sur les points communs qui définissent l'expérience des intérimaires, car le secteur est souvent perçu comme très éclaté. Or, quand on s’intéresse aux catégories socio-professionnelles concernées, on se rend compte que beaucoup de missions d’intérim concernent le travail peu qualifié dans le secteur industriel et du BTP ou, ces dernières années, dans le secteur logistique. On peut parler de sous-salariat, avec une population intérimaire qui, dans sa grande majorité, vit non seulement une précarité d’emploi mais aussi une précarité économique et sociale.
Vous soulignez que la « condition intérimaire », c'est aussi une surexposition aux risques d'accidents du travail et notamment aux accidents du travail mortels. Quelles en sont les raisons ?
B. B : Les chiffres de la sinistralité sont très clairs sur ce point : les intérimaires sont surexposés aux accidents graves, ce qui suggère une forme de sous-traitance des risques. Plusieurs raisons peuvent être avancées. Les formations à la sécurité restent sommaires alors que les postes occupés sont dangereux : les intérimaires doivent s'adapter dans l'urgence à des contextes de travail très divers, les prises de poste sont généralement peu accompagnées, les personnes n’ont pas le temps d’acquérir les savoir-faire de prudence, ces gestes professionnels acquis par l’expérience qui permettent de se protéger et de protéger les autres.
Il arrive aussi que les intérimaires se procurent leurs propres équipements de protection, souvent de moins bonne qualité, car les entreprises utilisatrices et les agences d’intérim se renvoient la responsabilité de l’achat de ce matériel.
La précarité de leur statut est en elle-même source de risques. Si un intérimaire veut continuer à avoir des missions dans une entreprise utilisatrice, voire y être un jour embauché en CDI, il faut qu’il se présente comme très performant, avec un niveau de productivité élevé, et fasse ce qu’on lui dit de faire sans protester – y compris ce que les embauchés refusent de faire pour des raisons de sécurité. Cette pression accroît les risques d’accidents.
Aux accidents s’ajoutent des maladies professionnelles qui sont invisibilisées, faute de suivi des expositions. Les effets conjugués des expositions à divers cancérogènes par exemple sont différés dans le temps et les missions sont brèves et multiples, parfois dispersées sur le territoire : la surveillance post-exposition ou le suivi post-professionnel deviennent impossible. Il faut aussi prendre en compte l’effet « travailleur sain », dans la mesure où les personnes les plus abîmées par leur travail ne peuvent plus prétendre à des missions d’intérim et ne sont donc plus comptabilisées dans la population d’intérimaires.
Concernant les risques professionnels, l’ouvrage suggère que les intérimaires les affrontent souvent seuls et que la protection du collectif de travail reste rare et faible. Pourquoi ?
B. B. : Quand les salariés en contrat stable se battent pour une amélioration de leurs conditions de travail, ou la négocient, les tâches qui ne sont plus effectuées par les statutaires incombent alors souvent aux intérimaires. La solidarité, bien qu’elle soit réelle est précieuse dans certains contextes de travail, est donc relative, le phénomène, bien connu en sociologie du travail, de délégation du « sale boulot » fonctionne à plein.
C'est aussi pour ça que nous parlons d’une « condition intérimaire » : même si certains intérimaires sont mieux lotis que d'autres, la flexibilité, la vulnérabilité du statut d'emploi et du statut économique, et plus généralement leur position dans les rapports de pouvoir internes aux entreprises utilisatrices, font qu'ils sont vraiment en bout de chaîne. Les enquêtes montrent que cette position de vulnérabilité ancré dans leur statut d’emploi les rend également plus sujets sur leur lieu de travail à tous types de discriminations, sexistes, racistes et validistes.
Vous évoquez une prévention des risques professionnels « inopérante ». Comment expliquez ces lacunes de la prévention pour une population salariée surexposée ?
B. B. : Le système de santé au travail s'appuie sur deux piliers : les consultations individuelles médicales ou infirmières d’une part, et l'action en milieu de travail d’autre part. Or, pour les intérimaires, ce système est largement amputé de l’action en milieu de travail. Les médecins du travail et leurs équipes sont en effet rattachés à l’agence d’emploi de l’intérim, ce qui crée une difficulté d’accès aux entreprises utilisatrices. Parfois, les médecins savent à peine dans quelle entreprise les intérimaires vont travailler ou sur quel poste. Les certificats d’aptitude délivrés concernent plusieurs emplois (jusqu’à trois) et non pas un poste précis.
Par ailleurs, les visites sont également biaisées par l’arbitrage entre santé et emploi, qui est un dilemme à la fois pour les intérimaires et pour les médecins. Par crainte que leurs soucis de santé n’affectent leur employabilité, les intérimaires ont tendance à les cacher au médecin. Quant aux médecins, même s’ils ont connaissance de problématiques physiques chez un intérimaire, ils ne peuvent que très rarement émettre des restrictions médicales car cela risquerait d’aggraver la précarité économique et sociale du salarié – affectant ainsi indirectement sa santé.
Les deux leviers de protection de la santé des salariés que sont pour la médecine du travail le conseil à l'employeur, en vue par exemple de l’aménagement d’un poste, et l’émission de restrictions médicales, sont donc largement inopérants pour la population intérimaire.
- 1La condition intérimaire, éditions La Dispute, 25 octobre 2024
Chez Randstad, les élus imposent leur voix au chapitre, par Alexia Eychenne, Santé & Travail, 19 septembre 2024
Quand la précarité déjoue les garde-fous, par Clotilde De Gastines, Santé & Travail, octobre 2022
A travail insoutenable, emploi instable, par Arnaud Mias, Santé & Travail, 15 septembre 2022