Procès de Brétigny : quand la maintenance ferroviaire déraille
Auditionné le 12 mai dernier lors du procès de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, Nicolas Spire, expert CHSCT, a pointé la désorganisation de la maintenance précédant l’accident. Un témoignage accablant, vivement contesté par la SNCF et ses défenseurs.
« Vous avez continué à prendre le train après avoir remis votre rapport au CHSCT ? Parce que ce que vous dites dedans est très alarmant ! », ironise Emmanuel Marsigny, avocat de la SNCF. Face à lui, ce 12 mai, devant le tribunal correctionnel d’Evry (Essonne), se tient Nicolas Spire, témoin cité par deux parties civiles, les syndicats CGT et SUD-Rail, au procès de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, survenue le 12 juillet 2013. Sociologue du travail et gérant du cabinet Aptéis, Nicolas Spire a réalisé une expertise à la demande du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), en 2014, afin d’éclairer les causes de l’accident.
Depuis le 25 avril, la SNCF – héritière pénalement de SNCF Infra, chargée de la maintenance en 2013 –, le gestionnaire des voies SNCF Réseau (ex-Réseau Ferré de France ou RFF) et un ancien cadre cheminot sont jugés pour « homicides involontaires » et « blessures involontaires », à la suite de cette catastrophe qui a coûté la vie à sept personnes et fait plusieurs centaines de blessés. Au cœur de l’ordonnance de renvoi, se trouve notamment le rapport d’Aptéis, vivement brocardé par l’avocat de la SNCF.
Une éclisse défectueuse
Le déraillement a été provoqué par le retournement d’une éclisse, pièce métallique boulonnée qui « agrafe » deux rails. L’enquête du Bureau d’études des accidents de transport terrestre (BEA-TT) a montré que l’éclisse s’est retournée dans l’appareil qui permet aux trains de changer de voie ou aux voies de se croiser, et a agi comme un tremplin pour les roues de certaines voitures. Aptéis s’est attaché à comprendre comment cet accident avait pu survenir en s’intéressant à l’organisation du travail. Il a fallu plus de trois heures à Nicolas Spire pour résumer devant la Cour le contenu d’un rapport accablant pour la SNCF et RFF.
Nicolas Spire décrit une « dérive organisationnelle » qui « trouve son origine dans les bouleversements qu’a connus le système ferroviaire français à partir de la fin des années 1990 », avec notamment « la création de RFF » et « l’introduction de nouvelles logiques économiques ». Des coupes drastiques dans les moyens matériels et humains ont engendré une dégradation lente et continue du réseau ferré. Nicolas Spire cite à l’appui le rapport Rivier, réalisé en 2005 à la demande de la SNCF, par l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Ce rapport alertait sur le « vieillissement très important » du réseau, évoquait les « prémices d’une dégénérescence » et l’imputait à la baisse régulière des budgets alloués à la maintenance. Concernant les voies ferrées, cela se traduisait par moins de renouvellement et de plus en plus de réparations. « Or les voies insuffisamment renouvelées deviennent de plus en plus dures à maintenir », souligne Nicolas Spire.
Banalisation du risque
Parallèlement, les effectifs de la maintenance, ceux de la branche Infra, ont été fortement réduits : entre 2000 et 2010, ils ont diminué de 12,5 %, alors même que le volume d’activité croissait avec 1 200 kilomètres de lignes à grande vitesse (LGV) mises en service. Selon le sociologue du travail, sous l’effet des contraintes budgétaires, la culture de la sécurité qui avait longtemps fait la fierté des cheminots s’est émiettée et le risque s’est banalisé. « En 2011, explique-t-il, pour des raisons d’économie, la SNCF a officialisé les “ renoncements ”. » Quand une opération de maintenance s’avérait trop coûteuse ou trop compliquée techniquement, l’entreprise y renonçait et imposait en corollaire le ralentissement des trains sur le secteur concerné ou la fermeture de la voie. « La sécurité restait prioritaire mais devait désormais être assurée au meilleur coût. »
« Avec ces renoncements, on a ouvert une brèche, on a habitué peu à peu les agents de la maintenance à l’idée que l’on peut ne pas réparer immédiatement et changer moins de pièces », rajoute Nicolas Spire. Pour les plus anciens des agents de la voie, ces renoncements en matière de sécurité ont été vécus comme une « trahison », source d’une « perte de sens » du travail.
Situation critique à Brétigny
Puis le sociologue a zoomé sur le secteur de Brétigny, où s’est produit l’accident, réputé pour sa vétusté parmi les cheminots : « L’appareil de voie concerné avait dès 2011, et sans doute dès 2009 voire 2007, été identifié par des agents ou des experts du terrain comme devant être rapidement remplacé. Il était plus que vieillissant : il n’était plus en état d’être maintenu. Son remplacement a pourtant été programmé pour 2016, en raison d’une “ règle ” des 25 ans d’âge. »
Alors même que le secteur est très dense en circulation et les voies sont très sollicitées, les brigades de la voie étaient passées « entre 2005 et 2012, de 13 à 8 personnes, soit une perte de près de 40 % ». « Le renoncement s’est opéré sans contrepartie, souligne Nicolas Spire, puisque, malgré la vétusté, aucun ralentissement des trains n’a été imposé. » Lorsqu’il a déraillé, le Paris-Limoges roulait à 137 km/h, la vitesse autorisée étant de 150 km/h.
L’intervention de Nicolas Spire a fait bondir le représentant légal de la SNCF, Alain Autruffe, selon lequel « aucun renoncement n’a affecté la zone de Brétigny en ce qui concerne les voies principales ». Le défenseur de la SNCF, Emmanuel Marsigny, a ensuite fustigé le travail d’Aptéis. Un rapport décrédibilisé, a-t-il insinué, du fait du manque d’expertise technique de ses contributeurs. « Il n’y a pas d’expert ferroviaire qui intervienne dans votre rapport ! Vous êtes psychologue du travail, ou ergonome ? Sociologue ? Vous n’avez aucune compétence pour parler par exemple du Mauzin [voiture bardée d’instruments de mesure qui circule sur les voies pour repérer les anomalies, NDLR]. »
« Des rustines partout »
L’avocat a surtout reproché à Aptéis d’avoir décliné des considérations générales, voire idéologiques, au cas particulier de Brétigny. « Nous avons anonymisé les témoignages des agents de la voie de Brétigny pour les protéger, mais ils nous ont dit que la SNCF leur donnait des moyens et des effectifs tels qu’ils ne pouvaient pas faire leur travail correctement, qu’ils ne faisaient plus un travail de mainteneur mais de pompiers, mettant des rustines partout », a rétorqué Nicolas Spire.
Cette semaine, la Cour va examiner les fautes reprochées à la SNCF dans l’organisation des opérations de maintenance. Les experts ferroviaires mandatés par les juges d’instruction avaient en effet constaté à Brétigny un « état de délabrement jamais vu par ailleurs » : « L’armement a péri par fatigue, vibrations, battement, défauts de serrage, usure, etc. Tous dommages relevant de la qualité de la maintenance. » Le procès doit durer jusqu’à la mi-juin.
« Inquiétudes cheminotes sur l'entretien des trains », par Eliane Patriarca, Santé & Travail n° 103, juillet 2018.
« Suicides : la SNCF sur la mauvaise voie », par Eliane Patriarca, Santé & Travail n° 100, octobre 2017.