Le procès pénal de l’amiante encore entravé
Mercredi, le tribunal judiciaire de Paris a douché les attentes des victimes de l’amiante, dont une partie s’essayait, 26 ans après les premières plaintes, à une autre stratégie judiciaire, avec une citation collective directe. Mais des points de procédure retardent et hypothèquent une fois de plus le procès de ce scandale sanitaire.
La déception a été à la hauteur de l’espoir, celui que débute enfin un procès pénal dans le drame de l’amiante, dont l’utilisation dans l’industrie – jusqu’à son interdiction en 1997 – a provoqué des dizaines de milliers de morts et continue à tuer chaque année quelque 3 000 personnes en France.
Mercredi 26 octobre, la 31e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris, spécialisée dans les contentieux liés à la santé et au travail, était censée fournir le calendrier des audiences. 1 850 victimes et ayants droit ont en effet déposé, en 2021, une citation directe collective, visant quatorze personnes. Agées de 62 à 84 ans, ces dernières ont été membres ou ont participé aux actions du Comité permanent amiante (CPA), structure de lobbying « informelle et singulière », selon les mots du rapport sénatorial de 2005. « De 1982 à 1995 », le CPA, qui réunissait pouvoirs publics, scientifiques et syndicalistes, et n’était rien d’autre que le « faux nez des industriels », indique le rapport, avait « réussi à se faire quasiment déléguer par l'Etat toute la politique de l'amiante » et à « retarder ainsi l’interdiction de la fibre », pourtant classée cancérogène avéré dès 1973.
La citation directe vise les infractions suivantes : « homicides et blessures involontaires », « non-assistance à personne en péril », « complicité d’administration de substances nuisibles », « complicité de tromperie aggravée » et « association de malfaiteurs ».
Décision « choquante »
Mais la chambre correctionnelle a douché l’espoir des victimes : elle n’a finalement fixé qu’une date, le 9 mars 2023, et seulement pour une audience de procédure destinée à examiner les exceptions de nullité de la citation directe que comptent soulever les avocats de la défense. « Nous examinerons ces nullités pour voir si la procédure est régulière. Et à l’issue, le tribunal verra s’il joint ou non au fond », a indiqué, après délibération, la présidente de la chambre correctionnelle, Sylvie Moysan. C’est-à dire que le tribunal décidera, après l’audience du 9 mars, s’il y a procès ou non.
Une décision « choquante » selon Lucas Vincent, l’un des avocats des requérants, du cabinet Vey et associés. Car elle contrevient à « l’article 459 du Code pénal selon lequel on doit examiner la recevabilité avec le fond du dossier, lors d’un seul et même procès ». « Là, on inverse le principe », regrette-t-il. Pour les deux associations qui fédèrent les victimes – le Comité anti-amiante Jussieu présidé par Michel Parigot, chercheur au CNRS, et l’Association régionale de défense des victimes de l'amiante du Nord-Pas-de-Calais (Ardeva) dirigée par Pierre Pluta, ancien ouvrier des chantiers navals de Dunkerque, c’est une démonstration supplémentaire, dans la désespérante saga française du scandale sanitaire de l’amiante, que ni les juges d’instruction de pôle de santé publique, ni le parquet ne veulent d’un procès pénal.
Car 26 ans après les premiers dépôts de plaintes en France par l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), toutes les procédures ouvertes sont embourbées dans des impasses judiciaires. Depuis 2017, le parquet de Paris a ainsi prononcé des non-lieux dans la plupart des affaires relatives à la fibre tueuse : Everite, Eternit, Ferodo-Valeo, Direction des constructions navales (DCN), université de Jussieu, chantiers navals de la Normed (lire cet article de Santé & Travail)…
Des militants mènent l’enquête
Pour le Comité anti-amiante Jussieu et l’Ardeva, ce « naufrage judiciaire » s’explique notamment par le fait que l’instruction des plaintes déposées dès 1996 s’est arrêtée de fait en 2013, lorsque la juge Marie-Odile Bertella Geoffroy en a été déchargée : « Les seules choses que les juges d’instruction qui lui ont succédé ont cherché durant ces dix dernières années (...), ce sont des motifs de non-lieu permettant de se débarrasser des dossiers. » C’est pour dynamiter cette muraille d’inertie et de dédain que ces deux associations ont décidé, avec le cabinet Vey et associés, de changer de tactique et d’opter pour la citation directe collective. Car celle-ci permet de saisir directement un tribunal pénal, sans passer par la phase de l’instruction : ce sont les plaignants qui doivent apporter les preuves de la culpabilité des personnes citées.
C’est donc à une longue traque d'informations, en France et à Bruxelles, que se sont astreints depuis 2017 une poignée d’universitaires sous la houlette de Michel Parigot. Ils assurent avoir réussi à collecter des documents montrant comment le CPA a torpillé les projets de deux directives européennes, l’une en 1989 abaissant les valeurs limites d’exposition professionnelle à l’amiante, l’autre, en 1991, instaurant l’interdiction de l’amiante. En bref, ces militants ont mené à bien, à leur frais et sur leur temps libre, l’enquête dont les juges d’instruction du pôle de santé publique se sont dispensés.
Des faits de trente ans… ou pas ?
« Pas un instant, la défense ne va mettre en cause la douleur des victimes, et de ceux qui ont perdu un être cher », a d’abord assuré devant la chambre correctionnelle Benoit Chabert, avocat de deux accusés et porte-parole de ses confrères de la défense. Selon lui, cette citation pour des « faits qui datent de plus de trente ans » et qui concerne « des personnes qui ont bénéficié, dans des dossiers similaires de non-lieux ou du statut de témoin assisté » n’est pas une citation directe, « mais une critique directe des juges d’instruction de la Cour de cassation ! Nous allons soulever des exceptions sérieuses, il nous faut donc une audience dédiée préalable et le tribunal pourra décider ensuite s’il veut les joindre au fond [c’est-à-dire à l’examen du dossier, NDLR] ». La procureure, cheffe du pôle de santé publique du parquet de Paris, Laëtitia Costantini, s’est « associée » à cette demande des avocats de la défense, parce qu’il y a parallèlement encore de nombreux dossiers « en cours d’instruction » impliquant certains prévenus, et « qui le seront encore le 9 mars ». Ceci pour « ne pas risquer d’avoir des décisions contraires ».
Pourtant, comme l’a rappelé l’une des avocats des victimes de l’amiante, Virginie Lemarié-Faure, « certaines personnes sont décédées ou ont développé une maladie récemment, ce ne sont donc pas des faits d’il y a trente ans ! » « Encore six mois de perdus ! », déplorait, amer, Michel Parigot. Le parquet poursuit, selon lui toujours la même stratégie « qui consiste depuis dix ans à retarder systématiquement toutes les procédures, en attendant que les victimes soient toutes décédées ». La manière la plus simple d’éviter le procès pénal.