Quand les chimiothérapies menacent les soignants
Les médicaments anticancéreux présentent des risques toxiques pour le personnel hospitalier. Comme ceux-ci sont méconnus, la prévention est loin d’être à la hauteur. Une situation inquiétante alors que le nombre de cancers, et donc de traitements, augmente.
C’est un fait paradoxal mais hélas bien réel : les médicaments cytostatiques administrés dans le cadre des chimiothérapies sont susceptibles d’avoir des effets graves sur la santé des soignants. S’attaquant aux cellules cancéreuses, leurs composés peuvent aussi atteindre les cellules saines des salariés qui y sont exposés (voir le précédent article de Santé & Travail « Cancers des soignants : vers un scandale sanitaire ? »). Or nombre d’entre eux sont cancérogènes, mutagènes et/ou reprotoxiques (CMR). D’où l’alerte lancée par l’Institut syndical européen (Etui), dans une note publiée en septembre 2020 : « Le personnel hospitalier qui manipule des substances cytotoxiques [toxiques pour les cellules, NDLR] a trois fois plus de risques de développer une maladie maligne. Les infirmières exposées aux substances cytotoxiques ont deux fois plus de risques de faire une fausse couche. » Pour l’un des coauteurs de la note, Tony Musu, chercheur à l’Etui, « l’idée n’est évidemment pas d’interdire ces substances dont on a besoin pour soigner les malades. Mais il faut mieux protéger les travailleurs ».
Dans les années 1970 et 1980, les médicaments cytostatiques étaient utilisés sans aucune précaution. Livrés sous forme de poudre devant être mélangée à du liquide physiologique avant d’être injectés aux patients, ils étaient préparés sur de simples paillasses, à mains nues. Depuis, la prévention s’est améliorée. Cette opération est maintenant centralisée dans des lieux équipés de hottes, au sein de systèmes clos (comme des bulles stériles), ce qui permet de limiter l’exposition des pharmaciens et personnels infirmiers, lesquels sont équipés de gants, de masques, de lunettes et de blouses aux manches longues.
Des contaminations invisibilisées
Mais ces mesures ne suffisent pas car la préparation des médicaments n’est pas le seul moment dangereux. « Il y a eu beaucoup de progrès et c’est tant mieux, souligne Henri Bastos, adjoint à la direction de l’évaluation des risques santé-travail de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Cependant, les efforts mis sur la phase de préparation ont sans doute contribué à masquer les autres phases de contamination. » Purge des perfusions, retrait de l’aiguille, nettoyage des chariots et des chambres, réfection des lits : les sources de contamination sont très diverses. La menace principale reste les patients, au travers de leurs excreta (sueur, urine…). C’est pourquoi les risques d’exposition s’avèrent particulièrement élevés pour les aides-soignants et les personnels de nettoyage.
Dans les lieux de soins, peu d’endroits sont épargnés. On retrouve des substances cytotoxiques sur les paillasses et les sols mais aussi sur les claviers d’ordinateurs, les poignées de porte, la robinetterie, les patères, les toilettes, les accoudoirs des fauteuils. Les visages et les mains des professionnels portent des traces de ces médicaments, qui peuvent ensuite être ingérés lors de contacts main/ bouche. Plusieurs études, comme celle réalisée par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) auprès de 300 soignants1
, ont révélé la présence de cytostatiques dans les urines de certains d’entre eux.
Une formation spécifique
Pour les spécialistes, le défaut de connaissance est le premier problème à résoudre. « Les professionnels de santé devraient être davantage informés et formés sur la dangerosité des médicaments anticancéreux, les sources d’exposition à ces produits et les moyens de s’en protéger », estime Mireille Canal-Raffin, chercheuse à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) au laboratoire de pharmacologie et toxicologie du CHU de Bordeaux. Avec son équipe, elle aimerait développer une formation spécifique dans les hôpitaux et services de soins, voire dans les écoles d’infirmiers. « Ajouter un module, actuellement inexistant, sur les risques liés à l’exposition à de telles substances dans le cursus de formation des infirmiers serait souhaitable », signale un rapport de l’Anses publié en octobre 2020.
« C’est à l’employeur d’évaluer les risques et de se charger de leur prévention, en lien avec le service de santé au travail, les salariés et représentants du personnel, soutient Henri Bastos. Il faut organiser une évaluation continue de l’activité de travail, avec une surveillance des expositions, permettant un ajustement de la prévention en fonction de ces évaluations. »
Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui se passe chez nos voisins européens ? L’Espagne est souvent citée en exemple dans la lutte contre la dangerosité des médicaments cytostatiques : syndicats, services de santé au travail et ministère collaborent pour faire évoluer les comportements et aider les professionnels à se protéger. En Italie, un travail collégial est mené pour identifier les meilleures pratiques et les partager au niveau national.
Selon Henri Bastos, si des études d’envergure nationale sont nécessaires, il n’est pas utile d’attendre qu’elles soient lancées pour agir. « On peut se mobiliser au niveau local, en sollicitant les services de médecine du travail, ou les Carsat [Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, NDLR] pour mettre en place des mesures, précise-t-il. Ce peut même être plus intéressant car les expositions aux produits dépendent aussi de l’organisation du travail propre à chaque établissement, conduisant à une analyse des risques plus fine et plus juste. » Les évaluations et formations au plus près du terrain se révèlent d’autant plus importantes que le turn-over est élevé dans les services d’oncologie, ce qui complique la sensibilisation. Les restrictions sur les dépenses de santé, qui font que les soignants disposent de moins en moins de temps pour accomplir leur travail, sont réellement problématiques, la précipitation n’incitant pas à la prudence. Quant aux hospitalisations à domicile (HAD), encouragées par les politiques actuelles de santé publique, elles représentent des « zones de travail » où la prévention des risques professionnels est quasi inexistante.
Davantage d’obligations en perspective
Aujourd’hui, les médicaments cytostatiques ne sont pas étiquetés CMR et échappent au cadre réglementaire en la matière. L’intégration de ces médicaments dans la directive européenne réglementant l’usage des produits CMR pourrait changer la donne. Les syndicats européens, qui bataillent depuis des années pour cela, attendent ce changement avec impatience. « Le Parlement européen est favorable à cette inclusion des cytotoxiques dans la directive, explique Tony Musu. Nous espérons que la Commission le fera d’ici peu, sans doute ce mois d’avril. » Les Etats disposent ensuite de deux ans pour le transposer dans leur législation. « Si la directive CMR inclut les cytotoxiques, les obligations d’évaluation, de prévention et de protection seront plus importantes. Un suivi individuel renforcé ou une surveillance post-professionnelle pourront également être mis en place », se réjouit Henri Bastos.
Autre avantage attendu de la modification de la directive : une reconnaissance facilitée des pathologies professionnelles dues aux cytostatiques. Pour le moment, ceux et celles qui tombent malades après des années d’exposition chronique aux médicaments anticancéreux doivent prouver que ce sont bien ces derniers qui sont à l’origine de leur pathologie. Un parcours long et éprouvant qu’il faut affronter en plus de la maladie. « Le changement de la loi ne bénéficiera pas qu’aux soignants, indique Tony Musu. Ce ne sont pas les seuls professionnels concernés. » Dans les laboratoires de recherche, le nettoyage et le traitement des déchets, les cliniques vétérinaires, les salariés sont aussi exposés quotidiennement à ces substances dangereuses, sans être nécessairement protégés comme il le faudrait. Et leur nombre tend à augmenter. Selon l’édition 2017 de l’enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels), 91 900 salariés sont confrontés aux médicaments cytotoxiques. Soit près de deux fois plus qu’en 2010.
- 1« Soignants et médicaments cytotoxiques », par Sophie Ndaw et al., BEH n° 12-13, mai 2018.