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Quand la drogue devient un « partenaire » de travail

par Catherine Abou El Khair / 19 février 2025

Alors que l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives constate une banalisation de la consommation de substances illicites dans la société, les scientifiques s’intéressent de plus en plus aux facteurs professionnels. Mais la prévention n’en est qu’à ses prémices.

Au boulot, prendre de la cocaïne pour « tenir », « ne pas dormir » ou « se booster ». Après le travail, boire de l’alcool pour se détendre, ou fumer du cannabis pour évacuer le stress. Lors de ses consultations, la psychologue Marie Pezé observe comment les conditions de travail peuvent pousser sa patientèle à recourir à des substances psychoactives. « Quand il faut être hyper productif, multitâche, toujours disponible, les drogues participent de stratégies d’accélération de soi ou servent à redescendre », remarque la responsable du réseau Souffrance et Travail. Le recours à ces substances survient aussi quand le boulot perd de son sens, y compris parmi des cadres supérieurs habituellement très engagés.
La tentation de se droguer peut se révéler d’autant plus forte que ces usages se banalisent dans la société. La consommation d’alcool, de tabac et de cannabis baisse légèrement ou reste stable. En revanche, le recours aux autres drogues illicites (cocaïne, héroïne, ecstasy, crack…) progresse : en 2023, 14,6% des 18-64 ans les ont expérimentées, soit quasi cinq points de plus qu’en 2017, selon la dixième édition du rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) paru en janvier.

Des risques professionnels associés aux consommations

Le rôle du travail dans ces consommations est de plus en plus exploré par les chercheurs. Une étude de Santé publique France, publiée en mai 2021, constatait par exemple « des disparités entre secteurs d’activité », s’agissant des différentes substances psychotropes. L’enjeu, aujourd’hui, est d’identifier plus précisément les facteurs de risques professionnels qui contribuent aux conduites addictives. « Le plus gros facteur de risques de consommer des substances, c’est de ne pas travailler. Cependant, certaines situations au travail peuvent être vulnérabilisantes », reconnaît le docteur Guillaume Airagnes, directeur de l’OFDT. 
Ainsi, travailler en horaires décalés ou la nuit peut favoriser la consommation de tabac, d’alcool, voire de cannabis pour aider à dormir. L’épuisement physique est, lui, associé au tabac et au cannabis, selon les résultats de l’étude Accolade, dont la synthèse a été diffusée par la Dares en août 2024. Ses auteurs concluent à la nécessité de mener des campagnes de prévention à destination de « l’ensemble des travailleurs ». Car « contrairement aux hypothèses de départ, les associations entre ces conditions de travail difficiles et les usages de substances psychoactives n’étaient pas significativement différentes entre les actifs précaires et les autres actifs », peut-on lire.
Guillaume Airagnes pointe un autre risque professionnel. « Le contact avec le public, qui implique une forte demande émotionnelle, peut être associé à un recours au tabac, à l’alcool et au cannabis », indique le psychiatre spécialisé en addictologie.

La cocaïne au service de la performance

La progression de la consommation de cocaïne chez les 30-40 ans interpelle également les scientifiques. Ce psychostimulant est aujourd’hui consommé par les professions intermédiaires, les employés comme les ouvriers. Son usage est connu dans certains secteurs professionnels : hébergement-restauration, information-communication, ou encore parmi les marins-pêcheurs.
« L’augmentation de la consommation de psychostimulants en population générale nous conduit à étudier la diversification des motivations à consommer. La cocaïne n’est pas réservée aux contextes festifs ou aux milieux favorisés. Au travail, elle peut servir de dopant, afin de tenir dans des conditions de travail pénibles », indique Guillaume Airagnes. La psychologue Marie Pezé voit un lien entre la hausse des consommations de substances stimulantes et certaines évolutions du monde du travail. « De nos jours, on demande de l’hyperproductivité, de la polyvalence, de l’hyperdisponibilité », estime-t-elle.

Pas de prévention primaire

« Les produits antidouleurs, psychostimulants, régulateurs de l'humeur, peuvent devenir des partenaires de travail, quand bien même ce sont des drogues illicites », renchérit l’ergonome Gladys Lutz. Mais si les pouvoirs publics n’occultent plus les liens entre drogues et travail, les pratiques de prévention n’interrogent pas encore les conditions de travail comme facteur de risque, déplore la présidente de l’association Addictologie et Travail.
« En pratique, les entreprises sont seulement accompagnées sur les registres de la prévention secondaire et tertiaire : informations sur les risques, repérage des troubles, dépistage, orientation vers le soin. Deux dimensions essentielles manquent : ouvrir le dialogue avec les professionnels-consommateurs, et discuter collectivement des activités, des sociabilités, des consommations, pour en comprendre le caractère professionnel et agir dessus », détaille la spécialiste. Évoquer les usages des drogues et leurs « bénéfices » au travail reste encore tabou.

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